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« Je suis avec les exilés, en chemin ». N°840

Écrit par sur 23 mai 2018

Capture d’écran 2018-05-23 à 07.14.03Trouvez ici la Déclaration de Saint-Malo faite par les auteurs, réalisateurs et artistes invités au festival Saint-Malo Etonnants Voyageurs. Elle a été rendue publique à point nommé ce dimanche 20 mai.

Et voici ci-dessous un texte écrit par l’écrivain italien Paolo Rumiz à l’occasion de l’édition 2015 de ce même Festival Etonnants Voyageurs pour lequel son livre, Le phare, voyage immobile avait reçu le prix Nicolas Bouvier.

Un texte écrit sous l’émotion des attentats du 13 novembre, et frappé par les cohortes de réfugiés traversant l’Europe.

Paolo Rumiz, écrivain voyageur, est grand reporter au quotidien italien La Repubblica. Chaque été il publiait un grand reportage en épisodes, généralement réalisé à pied. De ses livres les plus récents, cette chronique s’en est faite l’écho. A lire ici.

Capture d’écran 2018-05-23 à 14.19.24Dans ce texte l’écrivain italien avait alors pointé ce qui allait advenir à l’Italie. Puisque comme nous le savons depuis ces dernières heures, le programme du nouveau gouvernement italien ( lire ici) apparaît fort inquiétant pour l’Italie comme pour l’Europe. A voir et à entendre l’enthousiasme des droites extrêmes mondiales pour le gouvernement Mouvement 5 Etoiles (antisystème) et la Ligue (extrême droite). « Nos alliés au pouvoir ouvrent des perspectives époustouflantes » écrit Marine Le Pen. Et les mots même de l’idéologue de l’extrême-droite américaine Steve Bannon ont été utilisés lors de la rencontre avec le président de la République italienne Mattarella:  » notre aventure a des racines solides « . Ces mots-là rappelant aux italiens une autre phrase:  » les racines profondes ne gèlent jamais  » prononcée autrefois par Mussolini. Bien loin donc de ce que veut faire entendre Nicolas Hulot par son communiqué adressé à cette occasion:  » Celui qui prépare le nouveau gouvernement ferait bien de donner une haute priorité aux deux plus grandes urgences qui nous menacent et qui sont deux faces de la même médaille : L’accélération de la croissance des inégalités et la destruction de l’environnement. » Reconnaissons pour le coup que ce communiqué-là apparaît politiquement plus responsable que la déclaration malouine citée ci-dessus, qui relève plus de l’illusion et du vœu pieux. Sans pour autant le dédouaner de sa co-responsabilité gouvernementale au regard d’une politique nettement déficitaire en matière d’accueil des migrants qui plombe toute solidarité européenne possible, avec les conséquences que l’on voit apparaître sur les bords de la Méditerranée.

« Nous vivons dans un monde d’hommes seuls collés à twitter, où le premier bonimenteur n’a qu’à hurler le mot « sécurité » pour être élu. Mais il est obscène de bâtir un consensus électoral sur les réfugiés. Obscène que de lâches populismes démantèlent l’Europe sans la moindre gêne et se lâchent contre les faibles au lieu de s’en prendre aux assassins. » écrivait Paolo Rumiz en 2015. Sans la moindre gêne, oui, l’obscène se rapproche…

 » Pardonnez-moi si je raisonne avec mes pieds. Selon Daech, 4000 djihadistes seraient en route vers l’Europe mêlés aux réfugiés. Quatre mille bourreaux en chemin avec leurs victimes. C’est une image biblique, grandiose et inquiétante, sur laquelle je me permets d’exprimer des doutes. Les bourreaux ont-ils réellement besoin de se mettre en marche avec les réfugiés ? Ils ont des moyens plus rapides pour arriver. Le sang de Paris montre qu’ils voyagent en toute désinvolture en avion, à la barbe des services secrets. Ils habitent chez nous. Ils sont le fruit de notre monde. Ils nous connaissent bien mieux que nous ne les connaissons. Ils utilisent twitter et facebook. Ils nous font croire ce qu’ils veulent. Ils veulent semer la haine envers les innocents et créer un climat de pogrom. Et nos droites populistes, de la France à la Pologne, sont les serviteurs dociles de leur poison.

Ils veulent que l’Europe se remplisse de barbelés et claque la porte au visage des exilés, dont la fuite incarne la défaite totale de leur culture de mort. S’il en est ainsi, c’est eux qui auront gagné. Ils veulent que nous nous enfermions plutôt que de secourir sur le champ les innocents. Ils nous font croire que l’on peut répondre une fois encore par des missiles, car ils savent que les missiles font des victimes civiles et alimentent d’autres rancoeurs. Et voilà que la réaction de la France aux attaques de Paris a commencé précisément par l’envoi de bombes. Des « raids » contre Daech. Ce qui pose question. Si l’on savait, pourquoi n’est-on pas intervenu avant ? Quel calendrier anime notre réaction ?

En marcheur, j’ose dire que les guerres ne se gagnent pas avec les drones mais avec les chaussures, en s’engageant. Nous vivons entourés de trop de bases de données, de caméras et de trop peu de bon sens pour nous défendre. Nous aurions besoin d’un nouveau Maigret, ou du commissaire mythique qui, à pied, déjoue l’attentat du Chacal contre De Gaulle. Lorsque j’ai parcouru intégralement l’ancienne Voie Appienne, j’ai interrogé un vieux paysan des Pouilles. Je lui ai demandé si j’avais raison d’aller à pied. Il m’a répondu que j’avais « raison et comment ! ». Il m’a expliqué que le désordre mondial, comme la criminalité, nait du fait que plus personne, ni armées ni police, ne patrouille à pied. Le vieux paysan était parfaitement conscient du fait que dans le Sud ce sont les bandes criminelles qui contrôlent le territoire, pas l’Etat. Il ne voyait dans les bombes intelligentes rien d’autre que l’aveu d’une impuissance. Le fait est que même la politique ne descend plus parmi les gens. Elle vit de télévision et ne sait rien de ses concitoyens. C’est pour cela qu’elle ne connaît pas l’ennemi.

De ma terre, Trieste, je vois les réfugiés en marche depuis que je suis né. Des gens accompagnés depuis toujours de préjugés négatifs. Celui qui marche est toujours une anomalie. Et puis, bien sûr, quel réconfort de penser que le mal vient uniquement de l’extérieur ! J’ai vue des habitants de l’Istrie fuyant Tito, les Kurdes fuyant la répression turque, les Croates et les Bosniaques fuyant le massacre yougoslave, les Serbes fuyant les troupes croates, puis les Albanais fuyant la répression serbe. Aujourd’hui les Syriens et les Afghans. On dirait des choses différentes, et pourtant non : c’est le même film ! Derrière le conflit ethnique, religieux ou national, il y a toujours une guerre sociale. Celle menée par une bande de « primitifs » bien armés contre un peuple d’innocents « évolués ».

Daech veut nous détruire non seulement par ce que nous intervenons en Syrie, mais pour tout ce que nous représentons : une société plurielle. Mais aussi la Bosnie, la Syrie et l’Irak ont été détruits pour ce qu’ils représentaient. Des terres où résidait un islam tolérant, qui cohabitait avec les Chrétiens. Depuis des années nous assistons à l’indifférence de l’Occident face au démantèlement de ces îlots de pluralisme sur la carte du monde. Nous avons ignoré les printemps arabes. Nous avons alimenté les Talibans parce que nous avions besoin de quelqu’un qui avait le courage d’affronter les Russes « on the ground », pour les bombarder ensuite. Nous nous agenouillons devant les émirs qui financent le terrorisme. Nous avons éliminé Kadhafi et Saddam au nom de l’argent, pas d’une idée.

On gagne avec les chaussures, disais-je. Alors, qu’il me soit permis de dire que, justement, les exilés en chemin trouveront un refuge. Ils le trouveront malgré les attentats, malgré les éventuels infiltrés qui peuvent les avoir suivis, malgré les mafias qui les exploitent, malgré nos barbelés et nos peurs.

L’immigration est un destin inéluctable que nous ne pouvons que subir ou gouverner. Des millénaires d’évolution nous l’enseignent. L’Histoire n’est pas écrite par les sédentaires mais par « les pieds infatigables de l’Homo Sapiens » (définition lumineuse de l’écrivain italien Giudo Ceronetti), les pieds de ceux qui surmontent le détachement et la peur des mers obscures. Le vainqueur est celui qui brûle ses vaisseaux sur le rivage pour ne pas céder à la tentation du retour, qui rompt les ponts pour chercher une vie meilleure. Rien ne peut arrêter un jeune de vingt ans, le ventre creux et la tête pleine de rêves. Il y a souvent plus de vitalité dans les yeux des réfugiés que dans les nôtres. Leurs enfants sont plus vifs et assoiffés de vie. C’est aussi pour cela qu’ils nous font peur. Nous craignons d’être dominés.

Nous vivons dans un monde d’hommes seuls collés à twitter, où le premier bonimenteur n’a qu’à hurler le mot « sécurité » pour être élu. Mais il est obscène de bâtir un consensus électoral sur les réfugiés. Obscène que de lâches populismes démantèlent l’Europe sans la moindre gêne et se lâchent contre les faibles au lieu de s’en prendre aux assassins. Je m’agite à l’idée de ceux qui ont défiguré le paysage de notre Italie avec leurs fabriques bondées d’immigrés à bas coût et qui hurlent contre ces désespérés. Je vois des peuples qui au nom de la chrétienté refouleraient même le Christ à la frontière. Je vois la soumission culturelle de trop de gens de gauche face à ceux qui n’expriment que les raisons du ventre. J’ai peur des intellectuels qui se taisent ou, pire, qui snobent la peur légitime des gens.

Moi, je suis avec les exilés, en chemin. Comme eux, j’exerce avec les pieds mon droit primordial d’accès à l’espace et j’ouvre des passages dans les barrières qui obstruent mon chemin. Comme eux, j’ai soif de traverser les frontières et je sais que celui qui voyage au ras du sol pénètre dans les territoires et les comprend mieux que quiconque. L’année dernière, sur un train dans les Carpates en compagnie de garde-malades j’ai mieux compris où allait l’Ukraine que dans les journaux. A Budapest, en 1986, j’ai ressenti la chute du communisme en me promenant parmi les gens sur l’Avenue des Martyrs mieux qu’en interviewant la nomenclature. Dans les Balkans sur le point de se désintégrer, c’était la même chose. L’homo erectus qui avance comprend le monde avant tous les Départements d’Etat.

Les exilés fuient le sud-est ? Moi, j’y vais. Sur la voie Appienne, en transpirant pendant 600 kilomètres, de Rome à Brindisi, j’étais bien conscient de marcher à rebours, vers les terres que l’Europe égarée voit s’éloigner : la Grèce, le Proche-Orient. Ces mêmes mondes que Rome avait conquis et pacifiés avec les pieds de ses légions. Rome qui a accueilli et assimilé les Barbares aux frontières. Rome qui a eu des empereurs espagnols, dalmates, nord-africains. Sur la Voie Appienne, à chacun de mes pas je foulais les ruines d’un équilibre brisé, d’une koinè perdue, d’une centralité stratégique que l’Italie du Sud, aujourd’hui sur le point de disparaître de la carte, ne soupçonne même pas d’avoir jamais possédé. Chaque borne indiquait la direction méditerranéenne perdue de notre politique étrangère. »

Paolo Rumiz, « Je suis avec les exilés, en chemin »

Enfin, en chemin, retrouvons cet autre écrivain italien, Erri De Luca, pour qui « « Il n’existe pas de clandestin ». A voir et à entendre ici, & encore .

D.D

ruCe qui a été dit et écrit ici-même autour de Marie Cosnay, des migrants, ainsi qu’autour des Etonnants voyageurs.


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