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Jean-Christophe Bailly, « Le versant animal. » N°864

Écrit par sur 7 novembre 2018

Capture d’écran 2018-11-03 à 23.46.22Capture d’écran 2018-11-03 à 23.46.59En exergue de son livre Le versant animal, en érudit, poète et penseur, Jean-Christophe Bailly a placé une citation de Plotin: «Toute vie est une pensée, mais une pensée plus ou moins obscure, comme la vie elle-même.»

Entre les animaux et nous, quelque chose de cette pensée passe par le regard, troublant, gênant parfois, toujours énigmatique. Qu’est-ce qui se pense derrière ces yeux d’or, sous cet «être-là», qui semble nous interroger?

Mais permettez-moi ce qu’à mon tour je voudrais mettre en exergue à ce qui suit. Deux mots. C’est ici, je pense, que l’on appréciera la dynamique et le potentiel éducatifs de notre âne Jules, vieux compagnon. Car, comme il réside depuis plus de 25 ans sur un lieu qui jouxte des lotissements de ville, Jules reçoit quotidiennement les visites de très jeunes bambins accompagnés de leurs parents ou des nounous du quartier. Jules ne leur est jamais indifférent. Continûment attentif, il va à leur rencontre avec le braiement qui semble venir du fond des âges, ses oreilles pointues et ses yeux effilés. Comme il est rare qu’il reçoive en retour brioche ou carottes, qu’il aille avec entrain à la rencontre des visiteurs relève d’un autre intérêt. D’autant que durant toutes ces années, en ce qui le concerne les codes de bonne conduite et précautions d’usage n’ont guère changé: poussettes à roues, enfants à peluches et doudous, adultes distraits, et y compris avec le roulement des générations, bambins devenus à leur tour parents qui à leur tour amènent leurs progénitures. Autant de petites mains tendues pour des caresses à travers le grillage, hum! prudence… Bref, en plus d’être le repère physique et sonore largement identifiable dans le voisinage urbain, l’important est ce temps passé ensemble, chaque expérience vécue dont Jules est à l’origine ne s’efface pas de sitôt.

Chaque animal, pour peu que nous lui prêtions attention, pour peu que nous le regardions être et se mouvoir, est le dépositaire d’une mémoire qui le dépasse comme elle nous dépasse et où tous les frottements de son espèce à la nôtre sont inscrits.… »

Jean-Christophe Bailly, écrivain – Le versant animal.

Retour à ce livre. Le versant animal part d’une « expérience » qui incitera son auteur à cette réflexion sur notre rapport aux animaux, sur leur présence troublante. Il s’agit d’un « instant furtif »: une route familière, en forêt, la nuit, et brusquement, dans la lumière des phares, le « débuché » (un terme de vénerie) d’un chevreuil affolé, qui bondit, court et danse un instant sur le bas-côté, avant de disparaître dans un taillis épais. « J’avais touché à quelque chose du monde animal ému jusqu’aux larmes ».

Pour lui, l’animal, comme l’homme, donne sens à ce qui l’entoure : « il n’y a pas d’exclusivité humaine du sens. »

La présence du regard animal, Bailly n’a pas été le seul à s’y intéresser: « Dans « Le Repos pendant la fuite en Egypte » du Caravage, tandis que Marie est assoupie avec l’enfant en avant du paysage qui s’ouvre et s’en va au loin, … je suis étonné qu’on ait pas davantage été frappé par une autre beauté et une autre douceur qui s’ouvrent devant le tableau entre le visage du vieux saint et celui de l’ange : autrement dit par cet âne qui placé dans le fond supérieur de la scène, semble pris dans un sous-bois et dont Le Caravage a choisi de ne montrer que la tête ou plus précisément l’oeil ». » Indiquant par là que « quelqu’un nous regarde » – voir le détail ci-dessous.

Capture d’écran 2018-11-04 à 19.14.34Puisque l’animal partage avec nous le privilège du regard : il voit et nous voit. Et dans ce regard, Bailly perçoit une pensivité proche de ce que nous ressentons quand nous disons ne penser « à rien ».

C’est-à-dire « un peu comme si en deçà des particularités développées par les espèces et les individus existait une sorte de nappe phréatique du sensible, une sorte de réserve lointaine et indivise, incertaine, où chacun puiserait mais dont la plupart des hommes ont appris à se couper totalement. »

« Il arrive qu’un animal muet lève les yeux, nous traversant de son calme regard. » – je me souviens d’avoir entendu d’une amie qu’après avoir croisé le regard d’un renard, elle avait rougi! Et ce regard « pensif », nous faisons tout pour l’oublier, le refouler, le caricaturer, et avec lui ce fait aujourd’hui incontournable : « Les animaux assistent au monde. Nous assistons au monde avec eux, en même temps qu’eux. »

« Si les animaux ne pensent pas, ils sont doués d’une « pensivité » qui trouble les frontières, inquiète nos certitudes et notre suprématie. » Ainsi, dans ce petit livre beau et émouvant, vraiment une merveille car chaque page est un hommage à la variété des formes de vie entremêlées, liées les unes aux autres, se perçoit une forme d’exaspération inspirée par l’outrecuidance de notre espèce : il faut « qu’on sorte de l’exclusivité humaine, qu’on en finisse avec ce credo sempiternellement recommencé de l’homme, sommet de la création et unique avenir de l’homme ».

Si Jean-Christophe Bailly le dit ainsi c’est pour affirmer que la disparition des espèces « se configure en deuil, en absolu du deuil. » « Que serait le monde sans eux ? Ciel sans oiseaux, mer et rivières sans poissons, terre sans tigres et sans loups, banquises fondues avec plus bas des hommes, rien que des hommes se battant autour des points d’eau. Est-ce qu’on peut vraiment vouloir cela ? » Et d’ajouter que toute politique qui ne tient pas compte de cette menace est « une politique criminelle. »

Ce livre est la réédition par les éditions Bayard d’un titre paru en 2007 et qui était épuisé depuis quelques années. Initiative judicieuse. Mais onze années plus tard, comment Bailly, d’une juste et délicate attention aux êtres, nommerait-il cette « politique criminelle » qu’il dénonçait alors, chaque jour plus cruelle encore dans l’indifférence de l’effacement physique des animaux dans nos horizons?

Extrait. « Le monde et le mode d’être fondamental de ce qui fut la campagne ( et l’est encore parfois ) demeurent intégralement structurés par l’existence animale, c’est à dire par la présence massive et stupéfiée des bêtes aux côtés des hommes. […] L’élevage est l’ensemble des techniques qui ont maintenu et développé ce partage […] L’attelage, les lainages et les laitages de toutes sortes, la viande de boucherie, le cuir, les œufs, la soie même : de tout cela il y a histoire et cette histoire, souvent à écrire encore, avec ses acteurs, ses lieux, ses étalements et ses ruptures, comporte naturellement une violence. J’ai parlé de douceur, de la hantise d’une douceur qui traverserait les étables et les prés, cette douceur est vraie, mais elle s’inscrit sur le fond de cette violence : « être sous la main de l’homme » aura été le plus souvent pour les bêtes une épreuve. […] Ce n’est que lorsque l’animal est sorti ou viré du paysage que l’équilibre est rompu et que l’on passe à un régime qui n’est même plus celui de la brutalité, mais celui de sombres temps où ce qui est retiré à l’animal correspond à l’effacement même de tout rapport avec lui et à la destruction de toute possibilité d’expérience. »

D.D

Capture d’écran 2017-10-07 à 20.42.26
ruCe qui a été dit et écrit ici-même autour de Jean-Christophe Bailly, ici & l’intégralité de sa conférence autour de son livre Le Dépaysement : Voyages en France, à écouter .

Ainsi qu’à l’occasion de cette chronique, une nouvelle page s’ouvre: Versant animal, la page.


Les opinions du lecteur
  1. Françoise   Sur   8 novembre 2018 à 9 h 59 min

    C’est une bonne idée ta nouvelle page « Versant animal », mais je trouve que le titre est trop restrictif. Bien sûr tout le monde pointe sur l’animal (avec un amalgame parfois effrayant), mais il ne faut surtout pas le dissocier du végétal…(qui est présent d’ailleurs dans la page que tu ouvres) mais, juste le titre trop ciblé sur l’animal…
    Enfin, c’que j’en dis…
    Ceci de Jean-Christophe Bailly dans Le versant animal:
    « on dirait qu’à partir du sol et lancée dans l’air la plante palpe le monde : la forme qu’elle invente (en adaptant aux conditions du biome exact où elle croît le programme de réitérations qui est le sien) non seulement n’a pas besoin d’être fermée, compacte, mais elle ne doit pas l’être – c’est comme si à l’immobilité native de la plante était proposé en compensation un programme formel d’élancements et de tentatives, d’où résulte un extraordinairement complexe et minutieux découpage dans l’espace : ces festons, ces broderies, ces surpiquages, et surtout ces prouesses de structure d’autant plus saisissantes qu’elles rétablissent des symétries après avoir eu l’air de les désavouer, donnant des volumes qui récusent le plein et des surfaces qui s’émancipent du plan.
    Prouesses, donc, d’acacias et de trembles, de fougères et de thyms, de pins et de ronces – c’est au fond toute l’arborescence qui serait à nouveau à décrire, et en repliant sur elle, au lieu de le lui opposer, l’aspect rhizomatique du déploiement : car au fond c’est tout un ce qui s’en va dans l’air et ce qui s’enfonce sous la terre, aucun arbre jamais ne ressembla à un arbre généalogique, une forêt est un corps de voilures trouées et c’est sans doute le lieu même de la plus haute effusion des ramures, la canopée, qui ressemble le plus à une éponge, c’est-à-dire à un corps indéfini ou du moins indéfinissable en simples termes de dimensions : le règne végétal tout entier est une usine fractale, un vertige de solutions tremblées luttant les unes avec les autres en une inextricable pelote de cheminements aveugles. »

    Et puis le lien sur JC Bailly sur Lieux-dits (si je peux me permettre!)
    http://www.lieux-dits.eu/Tourne%20la%20page/jean_christophe_bailly.htm

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