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John Berger, « La forme d’une poche. » N°772

Écrit par sur 1 février 2017

01deathLe texte ci-dessous vient ici en hommage à John Berger. Paru en 2003 dans le recueil, La forme d’une poche.

« La poche en question est une poche de résistance. Une telle poche se forme lorsque deux personnes ou plus se réunissent parce qu’elles sont tombées d’accord. La résistance se fait contre l’inhumanité du nouvel ordre économique mondial. »

L’image de la poche vient d’un texte du Sous commandant Marcos de 1997, La quatrième guerre mondiale a commencé, paru dans le Monde diplomatique.

Dans ce texte l’écrivain britannique dialogue avec la vision zapatiste du monde. Mais avant il commence par un détour à travers l’évocation de l’enfer de Jérôme Bosch, dans son tableau du Jardin des délices.

Ce texte je viens d’en prendre connaissance. Par hasard, sur internet, étant à la recherche de l’art pictural tel que le voyait John Berger, écrivain d’art, mort le 2 janvier à l’âge de 90 ans.

Homme à la moto (énorme Honda noire), vivant dans un minuscule village haut-savoyard de la vallée du Giffre, Quincy, éternel rebelle Berger était en fait beaucoup plus qu’un critique d’art. Il a été peintre, poète, romancier, cinéaste, dramaturge, essayiste politique et social, philosophe inspiré par Spinoza et plus encore. Ecrivain « visionnaire », écrit le quotidien britannique The Guardian, il avait « contribué à transformer la manière dont toute une génération regardait et percevait l’art ». (lire aussi ici)

Son travail le plus connu qui le fit connaître – la série télévisée Voir le voir et le livre du même nom (voir extrait), en 1972. Après avoir regardé la peinture à l’huile de ses débuts au XVe siècle au XIXe siècle, Berger apporte cette nouveauté carrément révolutionnaire à l’époque. Sans concessions sur toute la tradition artistique occidentale depuis la Renaissance, pour lui cet art était alors uniquement chargé à représenter les objets et les gens comme des choses à posséder en tant que propriété privée. En d’autres termes, c’était une expression des relations sociales capitalistes. Son argument comprenait une critique de la manière dont ces femmes figurantes sur les toiles, représentaient systématiquement non pas des sujets actifs, mais des objets à regarder et à posséder.

Présentation faite, revenons à son texte. C’est une anecdote personnelle qui m’amène vers lui : « … dans Le triomphe de la mort que Bruegel a peint dans les années 1560 et qui se trouve aujourd’hui au musée du Prado, se lit déjà une horrible prophétie des camps d’extermination nazis. » écrit-il. J’en témoigne.

Lue comme un « Prenez garde! » qui traverse les almanachs, cette prophétie tient à nous accompagner dans notre métier d’homme. Tandis que vous pérégrinez de salle en salle en cet immense musée madrilène, la rencontre d’un tableau, une Huile sur toile de lin enduite à l’ancienne sur châssis à clef en l’occurence, paf ! vous saute dessus. Comme lui ce fut mon cas devant Le triomphe de la mort. Pareil ! J’ai lu la même chose. Oui. Dessus, les yeux me sont restés scotchés par la vraisemblance. Beaucoup de cadavres. Jugez-en ! Ce peintre a du goût pour les sujets historiques, 350 ans avant qu’ils aient lieu. Influencé par Bosch se dit-on. Car tout s’ébranle et se meut pareillement. Effectivement ou fantasmatiquement comme un édifice vibrant, c’est pareil. Sauf que Bruegel a vu, lui, le génocide industriel. Il a vu avant l’heure -et quelle heure!- le techniquement inhumain. Massacres de masse et industrialisations de la mort. Four de crémation et enfournement des corps. Rien ne manque. Esprits mécaniques, bien ordonnés, bien en cases, chaque opérateur à son poste. Ceci se passait dans des temps anciens, c’est-à-dire pendant la dernière guerre mondiale. Mais se dit-on qu’est-ce qui commande les commandants ? Les croix, partout présentes, semblent être l’emblème de l’armée de squelettes.

D.D

bergerwebjb« CONTRE L’IMMENSE DÉROUTE DU MONDE

On peut parfois trouver dans l’histoire de la peinture d’étranges prophéties, des prophéties auxquelles le peintre n’avait certainement jamais pensé. C’est presque comme si le visible pouvait engendrer lui-même ses cauchemars. Par exemple, dans Le triomphe de la mort que Bruegel a peint dans les années 1560 et qui se trouve aujourd’hui au musée du Prado, se lit déjà une horrible prophétie des camps d’extermination nazis.

Dès lors qu’elles sont explicites, la plupart des prophéties sont condamnées à être mauvaises, parce que, tout au long de l’histoire, de nouvelles terreurs ne cessent d’apparaître – même si quelques unes disparaissent – ; alors qu’il n’y a pas de nouveaux bonheurs – le bonheur est toujours le bon vieux bonheur. C’est la manière de lutter pour obtenir ce bonheur qui change.

Un demi-siècle avant Bruegel, Hieronimus Bosch a peint son Triptyque du Bosch-Jardin_des_delices-1504 qui est aussi au Prado. Le panneau de gauche montre Adam et Eve au paradis, le grand panneau central décrit le Jardin des Délices terrestres et le panneau de droite est une évocation de l’Enfer.

Et cet enfer est devenu une étrange prophétie du climat mental imposé au monde de la fin du Xxème siècle par la mondialisation et par le nouvel ordre économique.

Mais il me faut expliquer un peu comment ce phénomène s’est produit. Il n’a pas grand chose à voir avec le symbolisme auquel Bosch a recours dans son tableau : ces symboles proviennent probablement du langage secret, sapiential, hérétique de certaines sectes millénaristes du Xve siècle qui, contrairement à l’orthodoxie, croyaient que, pour peu que le mal fût vaincu, il serait possible d’édifier le ciel sur la terre ! De nombreux essais ont été écrit à propos des allégories qu’on rencontre dans son œuvre. Si la vision de l’enfer de Bosch est prophétique, elle ne le doit pas tant à ses détails – pourtant obsédants et grotesques – qu’à l’ensemble de l’œuvre ou, pour le dire autrement, à ce qui constitue l’espace de l’enfer.

En ce lieu, il n’y a pas le moindre horizon. Aucune continuité entre les actions, aucune pause, aucun chemin, aucun dessein, ni passé, ni avenir. Il n’y a que la clameur du présent, disparate et fragmentaire. Partout se rencontrent surprises et sensations, nulle part pourtant ne se dessine le moindre résultat. Rien ne coule, tout interrompt le flux. On dirait une sorte de délire spatial.

Comparez cet espace à ce qu’on voit lors de n’importe quel intermède publicitaire ou dans un journal de la chaîne CNN, dans la manière dont les médias en général commentent l’actualité. On y trouve la même incohérence, un désert comparable d’excitations distinctes, une frénésie similaire.

La prophétie de Bosch est celle de la vision du monde qui nous est communiquée aujourd’hui par les médias sous l’effet de la mondialisation, avec son incessant besoin de vendre qui relève de la délinquance. Les deux sont comme un puzzle dont les malheureuses pièces ne s’emboîtent pas les unes dans les autres.

marcos et aura bmarcosSubcomandante-Marcos-e-John-Berger.Foto-por-SRGC’est précisément ce terme que le sous-commandant Marcos a utilisé en 1997 dans une lettre sur le nouvel ordre mondial… Il l’a écrite du Chiapas, dans le sud-est du Mexique. Il voit notre société planétaire comme le champ de bataille d’une quatrième guerre mondiale (la troisième a été celle qu’on a appelée « guerre froide »). Le but des belligérants est la conquête du monde entier à travers les marchés. Les arsenaux sont financiers, ce qui n’empêche pas des millions de gens d’être estropiés ou tués à chaque instant. Le but de ceux qui mènent cette guerre est de gouverner le monde à partir de nouveaux centres de pouvoir abstraits, les mégalopoles du marché, qui ne seront assujetties à aucun contrôle sauf celui de la logique de l’investissement. Pendant ce temps, les neuf-dixièmes des femmes et des hommes de notre planète vivent avec des pièces de puzzle incompatibles.

Les éléments incompatibles du tableau de Bosch sont si semblables que je ne serais qu’à moitié surpris d’y retrouver les sept pièces que mentionne Marcos.

La première porte le signe d’un dollar et sa couleur est verte. Cette pièce représente la concentration nouvelle de la richesse mondiale dans un nombre toujours plus petit de mains et l’extension sans précédent d’une pauvreté sans recours.

La seconde pièce a une forme triangulaire et représente un mensonge. Le nouvel ordre prétend rationaliser et moderniser la production et l’effort humain. En réalité, il consiste en un retour à la barbarie des débuts de la révolution industrielle, avec cette différence importante que, cette fois, à cette barbarie ne s’oppose aucune considération ou principe éthiques. Le nouvel ordre est fanatique et totalitaire (au sein de son propre système, il n’y a aucune instance d’appel. Son totalitarisme n’a pas trait à la politique – qui, de son propre aveu, est dépassée – mais au contrôle monétaire global). Regardez les enfants. Ils sont cent millions qui à travers le monde vivent dans la rue. Deux cents millions font partie de la force de travail mondiale.

La troisième pièce est ronde comme un cercle vicieux. Celui-ci représente l’immigration forcée. Les plus entreprenants de ceux qui ne possèdent rien essaient d’émigrer pour survivre. Pourtant, le nouvel ordre fonctionne nuit et jour selon le principe que tout être humain qui ne produit pas, qui ne consomme pas et qui n’a pas d’argent à placer dans une banque, est de trop. Si bien que les émigrants, les sans terre, les sans foyer, sont traités comme les déchets du système, c’est-à-dire comme ce qu’on doit éliminer.

La quatrième pièce est rectangulaire comme un miroir. Elle représente les échanges qui se développent entre les banques commerciales et le crime organisé du monde, car le crime aussi s’est mondialisé.

La cinquième pièce a plus ou moins la forme d’un pentagone. Elle a trait à la répression physique. Les Etats-Nations du nouvel ordre ont perdu leur indépendance économique, leur capacité d’initiative politique et leur souveraineté (la nouvelle rhétorique de la plupart des politiciens s’efforce de déguiser leur impuissance politique). Leur nouvelle tâche est de gérer ce qu’on leur laisse : protéger les intérêts des méga-entreprises du marché et, surtout, contrôler et endiguer ceux qui sont au chômage.

La sixième pièce a la forme d’un gribouillage et est constituée de fractures. D’un côté, le nouvel ordre se débarrasse des frontières et de la distance par la télécommunication instantanée des échanges et des accords commerciaux, par l’établissement obligatoire de zones de libre-échange (l’ALENA) et par le fait d’imposer partout la loi unique du marché qu’on ne saurait remettre en question ; mais, de l’autre, il provoque la fragmentation et la prolifération des frontières en sapant les bases de l’Etat-Nation (voir par exemple, l’ex-Union soviétique, la Yougoslavie etc.). « Un monde de miroirs brisés, écrit Marcos, reflétant l’inutile unité mondiale du puzzle néolibéral ».

La septième pièce a la forme d’une poche et représente toutes les poches de résistance au nouvel ordre qui ne cessent de se développer à travers la planète. Les Zapatistes au sud-est du Mexique en constituent une.

D’autres, dans des circonstances différentes, n’ont pas nécessairement choisi la résistance armée. Les nombreuses poches de résistance n’ont pas de programme politique commun en tant que tel. Comment le pourraient-elles, puisqu’elles font partie du puzzle brisé ? Pourtant leur hétérogénéité renferme peut-être une promesse. Ce qu’elles ont en commun est la défense de ceux qui sont de trop, de ceux dont c’est maintenant le tour d’être éliminés, et leur conviction que la quatrième guerre mondiale constitue un crime contre l’humanité.

Ces sept pièces ne s’emboîteront jamais de façon à constituer un sens. Ce manque de sens, cette absurdité est la maladie endémique du nouvel ordre mondial. Comme Bosch l’a bien prévu dans sa vision de l’enfer, l’horizon manque. Le monde est en feu. Chaque personnage essaie de survivre en se repliant sur ses propres besoins immédiats et sur sa survie. La claustrophobie, sous sa forme extrême, n’est pas provoquée par le surpeuplement, mais par un manque de continuité entre une action et la suivante qui les empêche de se toucher. C’est en cela que réside l’enfer.
*
La culture au sein de laquelle nous vivons est, peut-être, la plus claustrophobe de toutes celles qui ont existé ; dans la culture de la mondialisation, comme dans l’enfer de Bosch, on n’aperçoit pas le moindre ailleurs, le moindre autrement. Le donné est une prison. Et confrontée à un tel réductionnisme, l’intelligence humaine se réduit à l’avidité.

Marcos termine sa lettre sur ces mots : « Il est nécessaire de bâtir un monde nouveau. Un monde pouvant contenir beaucoup de mondes, pouvant contenir tous les mondes ».

La peinture de Bosch a pour effet de nous rappeler – si des prophéties peuvent constituer des rappels – que le premier pas dans l’édification d’un monde autre doit nécessairement être le refus de la vision du monde que l’on grave dans notre esprit et de toutes les vaines promesses utilisées partout pour justifier et idéaliser cette délinquance que représente le besoin insatiable de vendre. Un autre espace est un besoin vital.

D’abord il faut découvrir un horizon. Et pour cela, il nous faut retrouver l’espoir à l’encontre de ce que le nouvel ordre accomplit en prétendant faire l’inverse.

L’espoir est toutefois un acte de foi et doit se nourrir d’autres actes concrets. Par exemple, l’acte consistant à s’approcher, à mesurer les distances et à marcher vers. Cela mènera à la collaboration qui est la négation de la discontinuité. L’acte de résistance signifie non seulement refuser d’accepter l’absurdité de la vision du monde qui s’offre à nous, mais aussi la dénoncer. Et quand l’enfer est dénoncé de l’intérieur, il cesse d’être l’enfer.
*
Dans les poches de résistance telles qu’elles existent aujourd’hui, les deux autres panneaux du triptyque de Bosch, montrant Adam et Eve et le Jardin des Délices terrestres, peuvent être étudiés à la torche dans la nuit… nous en avons besoin. »

John Berger, La forme d’une poche -Editions Fage, 2003.

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