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Kathleen Jamie, « Tour d’horizon ». N°882

Écrit par sur 13 mars 2019

Capture d’écran 2019-03-10 à 21.20.59Je ne sais comment c’est pour vous, mais chez moi parfois c’est comme ça. Vous rentrez chez un libraire, passez d’un rayon à l’autre, reluquez les nouveautés, cherchez l’imprévu, l’inattendu, tentez de repérer tel ou tel auteur auquel vous êtes habitué, attaché, et puis rien. Nulle envie d’acheter ne vous vient des rayons habituels. Un brin dépité, vous insistez quand même, cherchez ailleurs, car peut être quelque chose d’improbable pourrait surgir d’entre deux piles.

Jusqu’au moment où, par bonheur, au détour d’un regard, vous sursautez à la simple vue d’un bandeau bien placé à cet effet sur un livre d’apparence banal, dont il vous en recommande la lecture. Puis du coup, transformé, cette fois sûr de vous, vous passez à la caisse d’un pas décidé.

Et d’un même pas, après lecture du livre vous vous empressez de le recommander à votre tour autour de vous, avec la même conviction que celle exprimée par le bandeau d’éditeur.

Serait-ce mon cas ? Eh bien, ça l’est assurément avec Tour d’horizon de la poétesse et essayiste écossaise Kathleen Jamie, présenté avec ce conseil de lecture mérité, signé du grand écrivain anglais John Berger: « Une enchanteresse de l’essai. Jamais pittoresque ni lyrique, elle traduit l’indéfinissable à l’oreille du lecteur. Touchez ses mots et ils vous emporteront. »

Capture d’écran 2019-03-10 à 20.53.03« J’étais juchée en haut d’un sommet très élevé et je contemplais une campagne toute rose, un paysage. Je pouvais voir un estuaire, avec une rive nord et une rive sud. Dans l’estuaire il y avait des îlots en forme d’aile et des bancs de sable, comme si la mer s’était retirée », écrit-elle en explorant le corps humain à travers la lentille d’un microscope. Puisqu’il est question dans son texte Pathologies d’observer une tumeur sur foie malade. Mais de sa rigueur scientifique, de la qualité inouïe de son attention aux choses et à «la nature», de sa sensibilité poétique, elle dissèque l’ordinaire et en brode un paysage.

Puis, parmi les 14 récits autobiographiques et finement descriptifs de ce livre, un long chapitre est consacré à sa visite à la salle des baleines, la Hvalsalen, du Musée d’histoire naturelle de Bergen en Norvège. Dans laquelle son voyage d’observation se portera sur les squelettes et ossements de baleines.

« Elles étaient toutes là, la liste au complet – les baleines à fanons: baleines boréale et à bosse, baleine franche, baleine à toquet et baleine de Mink – même baleine bleue, et aussi odontocètes, cachalot et baleine à bec, narval et bélouga, et la baleine à bec de Sowerby, et, accrochés le long des murs, des dauphins, presque délicats en comparaison; une orque et une baleine à bec. » Qu’il convient de restaurer: « D’abord, on asperge la côte avec de l’ammoniac qui se trouve dans une bouteille en plastique, puis on prend une brosse, du genre de celles qu’on utilise pour faire la vaisselle, et on frotte la côte avec, en faisant bien pénétrer l’ammoniac. Puis on essuie d’un simple coup d’éponge, et une couche de crasse noire s’en va immédiatement. L’os en ressort plus clair et brillant. C’est un travail gratifiant. » (…) « Le squelette semblait émettre une lueur identique à celle d’un éclairage du dix-neuvième siècle. On pouvait imaginer le halo d’un réverbère marchant à l’huile de baleine, au coin d’une rue à l’époque victorienne. « Eh oui », a-t-il-dit. « un million de baleines parties en fumée, et c’est tout ce qu’il reste pour en témoigner. » (…) « Plus tard, à la pause, j’ai demandé aux restaurateurs s’ils considéraient les objets sur lesquels ils travaillaient comme des animaux ou des objets. « Comme des animaux », m’ont-ils dit. Ils étaient unanimes. Plusieurs fois j’ai entendu les mots « gâchis » et « massacre » et « extermination » et « honte ».

Du gigantisme des baleines – qui « se sont envolées dans les cheminées du dix-neuvième siècle. La Science, l’Art et l’Industrie – c’était l’huile de baleine, comme lubrifiant et comme moyen d’éclairage qui avait permis leur développement »- ou à naviguer parmi les icebergs, à l’infiniment petit des cellules – dans les couloirs d’un hôpital, à propos des bactéries un ami anatomopathologiste lui fait l’aveu: « Tu vois, jusqu’à présent, il ne m’était jamais venu à l’esprit que tout ça faisait partie de la «nature.»-, nette et précise Kathleen Jamie – « héritière d’une tradition poétique écossaise de représentation de la nature, avec humilité, joie et malice », note son éditeur- examine le monde sous diverses focales.

Ainsi que les traces du passé – par exemple, dès 17 ans en participant en tant que « fouilleuse » à la mise à jour d’un henge, enceinte néolithique dont la fonction reste mystérieuse – «Le henge avait été un tournant, un moment charnière de ma vie» («Le mot henge est proche de hinge, qui signifie « charnière ». », indique la note de bas de page).

En rappelant notre appartenance au monde du vivant par invitation à réfléchir sur les biotopes – de « La colonie de fous de Bassan » ou de ces îles à l’extrême Nord-Ouest européen, difficilement atteignables par bateau, fréquentées d’abord par les hommes du Néolithique mais de nos jours que par les oiseaux, une population de pétrels cul-blanc dont le nombre a diminué de 40%-, Kathleen Jamie qui est, passez-moi l’expression, une étonnante voyageuse, interroge notre rapport à l’espace, au temps et aux autres créatures qui peuplent terres et mers.

« Il fut un temps — un temps pas très éloigné à l’échelle de l’univers — où il n’y avait pas d’animaux sauvages, parce que tous les animaux étaient sauvages ; et les humains n’étaient pas nombreux. Animaux et présence animale au-dessus et au-dessous de nous. Partout, notre horizon était peuplé d’animaux. Nous couvrions nos peaux avec les leurs, utilisions leur graisse pour nos lampes, leurs vessies pour transporter l’eau, leur viande quand nous arrivions à nous en procurer».

Vestiges, reliques, os, pierres ou oiseaux, ils nous parlent, pense-t-elle, ­désignent aussi ce que nous avons perdu ou massacré, ce qui a été détruit. « Si nous sommes en crise, c’est parce que nous avons perdu notre capacité à voir le monde naturel, ou à lui trouver du sens.»

Ainsi dit-elle par ailleurs, « Nous existons et communiquons au sein de la nature et de la culture – ni l’une ni l’autre des offres n’échappent à l’autre. »

Certains trouveront que décidément l’Ecosse est particulièrement en vogue ces temps-ci en ces chroniques: après Tim Ingold voici Kathleen Jamie. Pur hasard! « Touchez ses mots et ils vous emporteront.» disait-il. Merci John!

D.D

Capture d’écran 2017-10-07 à 20.42.26
ruCe qui a été dit et écrit ici-même autour de John Berger, et de Tim Ingold. Ainsi qu’autour du Versant végétal & animal.


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