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Morveux. N°420.

Écrit par sur 1 avril 2010

Dans le service dans lequel je travaille, passe une brochette de cadres administratifs chargés de gestion au Conseil Général. Des futurs collègues d’apparence plus morts que vifs, fabriqués pour gérer. Pas à appartenir à un certain type de communauté. Je les croise dans l’étroit couloir. Je les regarde. M’attendant à hocher la tête, je n’ai pas l’honneur de les connaître. Eux sans un regard, sans un seul signe à l’égard de la personne croisée, sont passés devant moi. Comme si je n’existais pas.

Est-ce par zèle? D’où vient ma disgrâce? De mon rang? « Ah! mais parce que tu ne portes pas la cravate. Pas du même monde! » me dit un collègue. Etonné par cette attitude marquée d’insuffisance flagrante de savoir-vivre, j’en fais part autour de moi. Gardant ça pour elles, méprisées, mes collègues m’avouent qu’elles aussi avaient saisi la même chose. Pas de partage possible. D’où cette belle conclusion de Chantal: « La prochaine fois je leur adresserai Bonjour bien fort comme on le dit à des gamins mal polis et mal élevés! » Oui, voilà, finalement ce ne sont que des maudits morveux à calotter auxquels il conviendrait d’enseigner quelques formes de politesse. Ceux-là je me fous de savoir ce qu’ils votent, je me suis senti insulté. Car comment prendre son parti là-dessus?

Voilà! L’avenir se décide déjà dans le présent; dans les profondeurs du présent, un avenir se prépare, mais sans que l’on sache comment. Encore que…S’entendre dire « Bonjour! » fait plaisir.

Qu’il me soit ici permis de prendre mon cas pour une généralité. Car mis à l’épreuve par cette dose de violence symbolique c’est ainsi qu’on apprécie à juste mesure la froideur distante révélatrice de l’intolérance contemporaine. Sommes-nous semblables à ces autochtones méprisés dont on se débarrassera sûrement demain ? Invisibles et ne comptant pour rien, portons-nous sur nous l’étrangeté des étrangers de telle ou telle tribu ?

Un point d’explication, pour situer ce qui me concerne: cela se passe dans le contexte de la décentralisation des services de l’Etat, le service dans lequel je suis sera absorbé en fin d’année par le Conseil Général. Contexte envers lequel soit dit en passant je suis « ni pour ni contre…bien au contraire… » (formule qui m’a été élégamment transmise à toutes fins utiles, je suppose).

Convenons-en, nier l’autre, sans que ça soit sciemment cruel, c’est un mépris du réel.

Ah ! le réel, formidable ! mais de quel réel parle-t-on ? Qu’est-ce que le réel ? « Lorsqu’on considère l’histoire, l’on constate que chaque société institue son réel. Ce qui est et n’est pas, ce qui existe et n’existe pas, varient d’une société à l’autre,(…) Chaque société est institution d’un monde, de ce qui est et n’est pas, vaut et ne vaut pas, des besoins, des individus, de leurs rôles et identités, etc. » (Cornélius Castoriadis -Une société à la dérive).

Voyons quel rôle ont-ils ces gestionnaires qui me jugent superflu? De quelle mission sont-ils chargés ? Celle de gérer « rationnellement » un secteur d’activité. En rentrant toutes les données d’évaluation. A savoir des chiffres. Et pour évaluer les hommes au travail, le terme utilisé est de nos jours les ETP (équivalents temps plein).

Donc, le « réel » ce n’est plus qu’un chiffre, une donnée économique ! Une série de données économiques, point final. Dans ces conditions, pour des gens préformatés ainsi, pourquoi donc s’embarrasseraient-ils d’un regard en direction de gens superflus? Puisque le « réel » ils le connaissent, ils l’évaluent. A vrai dire, finalement, ne serait-il pas ce « fameux regard sur eux » qu’ils ne supporteraient pas ?

Qu’ils ne nous disent pas Bonjour ! Allez ! Mettons-ça sur le dos de l’impolitesse. Et de l’absence d’éducation. Mais qu’ils regardent ailleurs, qu’ils fuient le regard de l’autre, là c’est autre chose. Disons, plus grave.

«La technologie capitaliste, et avec elle toute l’organisation prétendument « rationnelle » de la production qui lui correspond, vise à transformer le travailleur en objet passif, en purs exécutants de tâches circonscrites, contrôlées, déterminées de l’extérieur -par un Appareil de direction de la production. Mais en même temps, cette production ne peut fonctionner que dans la mesure où cette transformation des travailleurs en objets passifs ne réussit pas, le système est obligé de faire constamment appel à l’initiative, à l’activité de ceux-là mêmes que par ailleurs il essaie de transformer en robots (…) Le système ne fonctionne que dans la mesure où, partout, les hommes le font fonctionner contre ses propres règles.» (Castoriadis-Une société à la dérive).

Maintenant, allez ! je vous la donne en mille: il m’a été dit qu’il s’agissait de personnes de la cellule Ressources Humaines sur-investie d’ordinaire dans le discours de type : « L’individu qui sait s’impliquer » ! Propagandistes de la norme de l’excellence – le degré éminent de l’implication. Chapeau ! Dire Bonjour, c’est pas vraiment banal.

D.D

Chronique.

« Eux sans un regard, sans un seul signe à l’égard de la personne croisée, sont passés devant moi. Comme si je n’existais pas. Invisible et ne comptant pour rien… »

Connu, ressenti cette impression-là. Celle d’être niée…

Souvenir aussi dans ces moments-là de se sentir s’enfoncer sous terre. D’ailleurs, dans ce léger vertige ressenti, invente-t-on complètement cette impression que le sol se dérobe sous les pieds ? L’idée de se voir envoyé « six pieds sous terre » est-elle si absurde?

Alors de fil en aiguille je pense à ce monument édifié contre le fascisme à Hambourg par Gerz et Esther Shalev-Gerz (Jacques Rancière vient de lui consacrer un livre, avec Lisa Le Feuvre et Marta Gili)

Ce monument est une colonne de un mètre de large et de 12 mètres de haut, recouverte d’une mince couche de plomb. À côté de cette colonne il y avait, en 1986, quatre stylets et une inscription, dans sept langues pour inciter les « vivants » à s’exprimer. Dès que la surface disponible était recouverte d’inscriptions, la colonne s’enfonçait dans le sol.

Comme une écharde dans la Terre, dans la Mémoire.

Cet enfouissement a duré jusqu’en 1993. Seul est visible au centre de la place le sommet de la colonne enfouie.

Quel rapport ?

J’sais pas.

Ou peut-être sont-ce les mêmes, ceux qui fuient le regard, ceux qui se cachent derrière les lunettes noires, les pare-brises fumés de grosses autos noires, ceux qui dans leur banalité de gens ordinaires et de bureaucrates zélés sont capables de nier l’existence de quelques autres et ceux qui, en d’autres temps, ont « nié » des millions d’autres…

Françoise.

04/04/2010 18/10


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