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Tim Ingold, « Sur l’extinction. » N°868

Écrit par sur 5 décembre 2018

L’extinction est pour les autres, pas pour nous. Nous ne saurons jamais
Quels mots se sont avérés être nos derniers, quels pas nous avons fait
dans l’abîme. Car qui dira des humains :
« Vous vous souvenez d’eux ? Ils se sont éteints »,
comme on le fait aujourd’hui pour les mammouths ou les Néandertaliens ?

Les historiens parmi les animaux
écriront des lettres sur les sables mouvants, ou dans les racines des arbres,
pour dire qu’il y avait des gens autrefois, avant qu’ils ne disparaissent ?
Y aura-t-il des chasseurs de fossiles canins qui,
Découvrant une dent ou d’un fragment de crâne,
Aboieront la découverte d’un autre hominin ?
Ou la taupe deviendra-t-elle un archéologue silencieux
Pour déterrer ses restes ?

Les mouettes rauques, qui préfèrent les villes à la mer,
pleureront-elles la perte de leurs habitants,
ou s’installeront-elles simplement dans les ruines ?
Le ver regrettera-t-il la disparition du fermier,
ou le poisson se languit de l’hameçon et de la ligne du pêcheur ?
Sans aucun doute, ils continueront sans nous
Comme ils le faisaient avant notre arrivée.
Ils sont vraiment très indifférents.

Mais dans un monde qui a encore des éléphants,
pourquoi les mammouths devraient-ils s’éteindre ?
Ou les Néandertaliens, dans un monde qui a encore des humains ?
Les éléphants ne pourraient-ils pas être les mammouths d’aujourd’hui, et les humains les Néandertaliens ?
« Non, non, nous disons », nous disons, « les mammouths ne sont pas des éléphants,
et les Néandertaliens ne sont pas les mêmes que nous.
Ils étaient une autre race de l’humanité,
éliminée par nos ancêtres supérieurs !

C’est aussi ce que les hommes blancs ont dit,
en éliminant le peuple de Tasmanie.
« C’est juste une autre race », ils ont dit, « et nous sommes supérieurs !
Mais ils sont revenus, les gens :
« Vous êtes nous », ils ont dit, « et nous sommes toujours là.
Nous sommes tous mélangés, vous voyez, il n’y a pas de races ».
Était-ce différent au Paléolithique ?

Car voici la question : si toute la vie est mélangée,
alors rien ne s’éteint, de peur que tout ne s’éteigne.
Il n’y a pas d’extinction, alors, sans distinction.
Cette histoire d’extinction est une histoire que nous sommes les seuls à pouvoir raconter.
L’histoire d’un monde divisé, chaque espèce pour elle-même,
en compétition avec les autres pour des ressources limitées.
Pour que l’une disparaisse, et que l’autre survive,
ils doivent être mis à part.

Pourtant, nous qui racontons cette histoire, nous avons tourné le dos au monde.
et classé son contenu comme si c’était pour nous seuls,
et non pas nous pour eux. Nous avons fait de la nature un musée,
dans lequel sont exposées toutes les espèces de la terre.
Loin d’en prendre soin, comme le feraient de bons conservateurs,
Nous nous sommes déchaînés dans les galeries, semant la pagaille,
Et dilapidé la plupart de notre collection.

Ces espèces, cependant, que nous sommes sur le point de perdre …
La vie ne les a-t-elle pas quittés en premier ?
Ne sont-ils pas déjà, en un sens, éteints ?
Il semble que nous ayons infligé une double mort, d’abord en coupant chaque cœur qui bat,
chaque chose qui vole, qui marche, qui nage, qui grandit,
dans l’exemplaire statique d’une catégorie. Ensuite,
en mettant fin à sa ligne. Cette ligne n’est pas celle de la vie mais celle de la descente,
le long de laquelle rien ne croît. Ce n’est pas un mouvement mais une chaîne,
Chaque maillon est la dévolution d’une forme, comme si elle pouvait être séparée de sa croissance.
Pourtant, la forme séparée de la croissance est la mort ; dans la vie, il n’y a qu’un processus de formation.

Comment pouvez-vous éteindre ce qui a été mis à mort ?
Il doit y avoir quelque chose à éteindre,
La lumière, la vie, l’amour, l’espoir, une flamme, un feu.
Il faut que ça brûle, qu’il y ait un mouvement,
un gonflement ou une concrescence.
Mais les espèces, en voie d’extinction, n’ont plus leur vie à vivre.
Elles ne sont plus que leurs gènes, un trésor d’informations héréditaires,
La biodiversité. Nous sommes en train de la perdre, dit-on. Mais la vie est déjà perdue.
Elle est partie avec la partition du monde.

Tim Ingold, «On Extinction», le 29 novembre 2018 – Poetry, The Clearing

Capture d’écran 2018-12-04 à 17.53.15Tim Ingold est un anthropologue britannique dont les travaux portent sur la technologie et l’histoire, la biologie et l’évolution, ainsi que sur les relations humaines avec le monde naturel. Ingold cherche à fonder une « écologie du sensible ».

Poème lu, dans la même veine voici la question du moment: dans le cas, comme évoqué ci-dessus par Ingold, de la taupe devenue à son tour un archéologue silencieux, en déterrant les restes d’un monde disparu dans lequel elle fait ses recherches, quel sera alors son étonnement à la découverte de gilets de signalisation jaunes haute visibilité, fluorescents, avec bandes rétro réfléchissantes Scotchlite™ 3M ou similaire, composés de billes de verre réagissantes aux UV de la lumière, qui auront survécu à l’extinction de l’espèce humaine ?

D.D

ruCe qui a été dit et écrit ici-même autour de Tim Ingold. Ainsi que du Chaos climatique.


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