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La politique de l’événement. N°616

Écrit par sur 29 janvier 2014

Redécouvrir un article d’une revue littéraire c’est une petite chose. Qui m’amène à dire qu’il se passe quelque chose puisqu’il est écrit par Jean-Paul Dollé. En terme d’événement ça en est un. Comme à chaque fois que j’en débusque un nouveau. Qui permet de rebondir.

« La politique de l’événement.

Ne se satisfaisant ni d’une science naturelle qui se contente de manipuler les choses, ni d’une science de l’histoire qui expulse les hommes de leurs actions, la phénoménologie ouvre l’espace d’un renouveau du politique.

La phénoménologie récuse « toute pensée de survol » qui sépare le monde du sujet qui le connaît et y vit. « Le retour aux choses mêmes » ne s’arrête pas au dialogue que l’homme entretient avec le monde naturel. Son refus de tout positivisme objectiviste ou du psychologisme s’applique aussi à l’histoire qui ne peut être conçue, en extériorité, comme un plan homogène, régie par des lois, fussent-elles dialectiques, comme chez Hegel et Marx. L’histoire ne se présente pas comme un spectacle à regarder mais une responsabilité quant à ce qui arrive. La visée phénoménologique ne se satisfait ni d’une science naturelle qui se contente de manipuler les choses et renonce à les habiter, ni d’une science de l’histoire qui expulse les hommes de leurs actions.

Husserl ne traite pas de l’histoire comme simplement une partie, une composante, d’un système qui se veut renouvellement du rationalisme du XVIIIème siècle : « La philosophie comme science ». L’histoire, pour lui, se trouve au centre de son entreprise. En effet, à ses yeux, la phénoménologie traite de la structure non seulement de l’étant mais encore du fait que l’étant se manifeste, du comment et du pourquoi il apparaît tel qu’il nous apparaît. L’histoire ici ne peut être que la charpente de cette apparition de l’étant. Que l’apparition ne s’achève que dans la mesure où sa nature propre se découvre, telle est précisément la visée de la philosophie.

Heidegger radicalise cette visée. Car pour l’homme, dans son être il y va de l’être. Son être propre lui est donné pour qu’il en réponde, non pour qu’il le contemple. Il est dans la mesure où il accepte cette tâche à laquelle il est destiné. D’où il suit que l’histoire n’est pas pour lui un spectacle qui se déroulerait devant nos yeux, mais la réalisation librement responsable du rapport à l’être qu’est l’homme. Mais la liberté pour Heidegger n’est pas le libre arbitre, ni la raison pratique kantienne répondant à l’appel de l’impératif catégorique. La liberté est la libre disponibilité à laisser être l’étant tel qu’il est, libre accueil à ce qui vient, ce qui arrive. L’histoire humaine advient quand est ouvert le chemin et aménagé le site pour la liberté, pour le dasein libéré de l’oubli quotidien de l’énigme de l’être de l’étant.

Ce primat de la liberté du dasein qui répond du monde arrache l’histoire à tout déterminisme qui tendrait à le soumettre au poids inerte des choses. Le soi-disant cours des choses n’est que le constat paresseux d’hommes indifférents à l’absence d’événement.

Hannah Arendt, par-delà tous les mal-entendus et les déchirures tragiques que l’histoire lui infligea, n’oublia jamais cette grande leçon. Il y a une politique du retour aux « choses mêmes » : c’est celle de l’événement. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il y a une politique déduite de la phénoménologie, mais au contraire -et paradoxalement- que pour être fidèle à l’inspiration phénoménologique il faut en finir avec toute philosophie de l’histoire qui entend dicter une politique rationnelle, sous le prétexte qu’elle serait capable de détecter l’esprit qui gît au fond des choses. L’illusion dialectique de Hegel, dans la Phénoménologie de l’Esprit c’est d’avoir pensé qu’à travers les différentes figures de la conscience -autrement dit les aléas de l’histoire- se dessinait en fin de compte -par le choc des contraires et dépassement des contradictions- un procès téléologique de l’esprit qui trouve son accomplissement dans la fin parousiaque de l’histoire avec l’advenue de l’Esprit absolu. Cette illusion de la fin de l’histoire se retrouve- sous forme de société sans classe- chez Marx, ou plus exactement dans une certaine tradition marxiste, soit dans sa variante matérialiste vulgaire stalinienne, soit dans la forme plus élaborée d’un Georges Lukas. Cet effort pour en définitive sauver un rationalisme historique n’épargne pas Husserl qui parle de l’histoire européenne comme d’un enchaînement téléologique commencé avec le « moment grec » et dont l’axe serait l’idée de l’intuition rationnelle et de la vie fondée sur la raison, « la bonne vie » aristotélicienne, c’est-à-dire la vie responsable. Ce n’est qu’à la fin de sa vie, avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, que sa vision s’embue et qu’il doute, témoin son sombre constat dans la Krisis.

Hannah Arendt, elle, instruite par le tragique des temps, ne peut souscrire à cet optimisme de la connaissance. L’histoire humaine -fût-elle européenne- n’est pas le déploiement de la raison ; elle ne se confond pas avec l’histoire de la philosophie. L’histoire est faite d’événements, de phénomènes historiques, c’est-à-dire de ruptures dans le temps, de ruptures du temps. C’est pourquoi il n’y a pas de continuité historique, et par conséquent aucune idée directrice, aucun sens qui l’innerve et la structure, et aucune fin qui l’accomplit et l’achève. Il n’y a que des moments, des conjectures, des événements, à chaque fois singuliers, dont on peut après coup chercher les causes et évaluer les conséquences -c’est le métier des historiens-, mais dont on ne peut prévoir ni surtout déduire la venue à partir d’une philosophie ou d’une science. Car l’événement relève de l’agir, c’est-à-dire de la liberté. Bien entendu le fait que l’événement relève de l’action ne veut pas dire qu’il ne peut pas et surtout qu’il ne doit pas être pensé. Cela veut dire -et c’est capital- que pour Hannah Arendt la philosophie ne peut s’arroger le privilège de dire la bonne politique. Il n’y a pas de philosophie politique, sous la férule de laquelle les hommes devraient plier pour se rassembler et agir de concert pour vivre ensemble.

Certes vie politique et vie philosophique partagent la même conviction que la vie humaine ne se réduit pas à sa pure conservation et que les humains ne se résument pas à leur nature biologique. Ils ne se contentent pas de vivre sur terre -comme les animaux-, il s’efforcent d’habiter un monde, le monde. Pour les hommes -tous appartenant à la même espèce animale, mais tous différents- il y a équivalence entre vivre et vivre entre ses semblables et agir avec eux. Le monde humain est le monde fait par les relations que les hommes entretiennent entre eux. Le phénomène humain n’est rien d’autre que cette capacité d’agir, c’est-à-dire de mise en relation des uns et des autres.

Les hommes n’ont d’autre voie pour accéder à leur humanité que de construire un monde qu’ils peuvent habiter. Or précisément il ne dépend que d’eux de bâtir le monde ou de le détruire, l’anéantir. Les hommes sont d’autant plus hommes, ils accomplissent d’autant plus leur condition humaine qu’ils accroissent le monde, c’est-à-dire qu’ils favorisent la pluralité, la différence « Plus y il a de peuples, plus il y a monde » dit Hannah Arendt. Inversement quand disparaît pour les hommes -ce fut le cas du totalitarisme- la possibilité d’agir librement de concert, et qu’une partie de la pluralité est exterminée, alors le monde disparaît, le « désert croît », l’inhumanité gagne.

Le monde est précaire, mortel, bien plus précaire encore que les hommes qui y vivent. On peut imaginer un temps où les hommes vivront alors que le monde aura disparu. Tel est le plus paradoxal du phénomène humain et le plus inouï à penser : il n’y a pas de nécessité à ce qu’une multitude d’hommes vivent en humains, il est même possible que ceux que Nietzsche appelait les « derniers hommes » n’en ressentent plus le désir. L’inhabitable n’est pas absolument synonyme de l’invivable, car l’homme totalement nu, radicalement sans défense, peut supporter longtemps des conditions de vie « inhumaines ». Les situations extrêmes de barbarie du XXè siècle l’ont malheureusement sinistrement démontré.

Comme le disait un jour Sartre : après tout on peut se passer de littérature, mais on peut aussi se passer des hommes. Il suffit d’admettre et d’accepter qu’il n’y ait plus d’autres. La politique est précisément cette invention humaine qui présuppose les « autres qui ne sont pas mes congénères, comme dit la zoologie mais qui me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul Etre actuel, présent comme jamais animal n’a hanté ceux de son espèce, son territoire ou son milieu » (Merleau-Ponty : L’oeil et l’esprit).

De cette hantise la politique peut inventer un projet qui permette aux uns et aux autres de se rencontrer, de se rassembler et agir de concert pour construire un monde où habiter en commun. Non pas un monde nouveau, mais de nouveau un monde. Cela s’appelle un événement historique. »

Jean-Paul Dollé- Magazine littéraire-Novembre 2001-N°403.

Hum! J’ouvre la parenthèse. Sans vouloir gâcher l’idée.

Sur cette notion d’événement voici ce qu’en dit Jacques Rancière dans La méthode de l’égalité -pg de 117 à 119 : « … elle construit quelque chose comme des spécialistes, des gens qui savent identifier ce qui est un événement et ce qui n’en est pas un. Pour moi, la possibilité qu’une action, une promenade dans la rue, un regard par la fenêtre, la projection d’un film, des gens qui sortent sur le boulevard, un spectacle, soit un événement est une possibilité qui ne peut pas s’axiomatiser à partir d’une axiomatique de l’événement. »

Il poursuit: « … dans un événement comme des gens qui descendent dans la rue en masse, l’événement peut consister en plusieurs choses: en une transformation de la visibilité des gens, une transformation du pouvoir auxquels ils s’opposent. L’événement peut consister dans l’affirmation « on n’a pas peur », et à partir du moment où on affirme qu’on n’a pas peur, on n’a pas peur. C’est toute une série d’altérations de rapports qui définissent un état. Un état se définit par tout un système identifiant: on est là, cela veut dire: voilà ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce dont on est capable. Il y a événement lorsqu’il y a transformation significative de l’un de ces éléments. On peut penser à ce qui a pu se passer avec le « printemps arabe ». C’est d’une certaine façon, l’événement de constitution d’une multitude qui ne se savait pas être une multitude. » Bref le type d’événement qui force le cours des événements. Saluons au passage l’adoption de la nouvelle constitution tunisienne.

Voilà donc, conclut Rancière: « Ce qui me met en écart par rapport à toutes les théories de l’événement qui sont des théories de la transcendance ».

Tenez encore! Sans vouloir trop gâcher l’idée. Prenez Cyrano de Bergerac au TNB à Rennes mercredi dernier. Cette oeuvre impérissable, cette création contestataire à portée universelle, conserve en célébrant Cyrano, digne héritier d’Epicure, toute sa vigueur, son « panache », sa folie, sa poésie.

Un événement! Bien que ça soit un classique! Avec une nouvelle mise en scène audacieuse créée à Rennes, partie pour une centaine de représentations en France. Sans technologie ni effets spéciaux. Un plateau carrelé qui évoque l’asile psychiatrique ou la maison de retraite, de bons comédiens. Avec Philippe Torreton, formidable en un Cyrano tondu la boule à zéro, en marcel, et la tonicité qu’il faut. C’est l’histoire de l’évasion poétique d' »un homme qui ne transige pas et qui dit toujours ce qu’il pense, quoi qu’il lui en coûte -carrière, succès, ou tout simplement sécurité et confort. Et Rostand a soin de nous montrer que la compromission peut prendre des formes très insidieuses » dit (dans le programme de présentation) Dominique Pitoiset, son metteur en scène.

Et poursuit: « Nez au vent, tête haute. Ainsi font les artistes: ils dramatisent. Mais c’est à ce prix -et bien souvent à leurs dépens- qu’ils peuvent aider autrui à s’arracher, au moins quelque temps, aux puissances aliénantes qui travaillent toujours à nous dicter le sens de nos vies -un sens, comme par hasard, qu’elles disent unique. »

C’est ainsi qu’écouter Cyrano rappelle immédiatement: d’une part, Jack Nicholson dans Vol au dessus d’un nid de coucou; d’autre part, ce que nous dit Roland Gori. En y faisant l’éloge de l’intégrité donc forcément de l’inadapté, de l’inassimilable à cette société-ci qui regorge de passifs et de rampants, cette nouvelle mise en scène fait assurément événement. Qui fera date, car attire les foules (complets à Rennes sur dix dates soit dix mille personnes). Donc, d’une création un événement qui à son tour est fait créateur. Car une nouvelle fois, ce Cyrano-là par son caractère et sa fierté, nourrit l’imaginaire dont on a tellement besoin: « Pas monté bien haut, peut-être, mais tout seul. » (Cyrano). Bref le type d’événement qui en lui-même ne suffira pas à forcer le cours des événements mais y contribue.

Tenez encore! Sans vouloir trop gâcher l’idée. Après avoir évoqué ce français inouï du beau Cyrano à une époque où les parlers locaux (pardon, « langues régionales ») étaient d’usage, bonne occasion pour évoquer le fait que l’Assemblée nationale vient hier mardi de voter la loi qui permet de changer la Constitution, « une étape obligatoire pour pouvoir ratifier la charte européenne des langues régionales ou minoritaires ». Pour satisfaire au-dit « pacte d’avenir », c’est-à-dire aux-dits « bonnets rouges ». Est-ce là un événement à un point tel qu’il est qualifié « d’historique » par ses promoteurs? Non si l’on se réfère au si peu d’intérêt manifesté par les médias et autres politiques au sujet de cette charte honteuse. Oui si l’on suit Cornélius Castoriadis : « Pour ma part, je suis prêt à me battre jusqu’à la mort pour que l’Etat ne légifère pas sur la langue. » « Le langage est l’un des domaines où il est dans la nature même des choses que l’auto institution de la société se fasse dans un processus continu, de façon spontanée et non explicite ». (Quelle démocratie? tome2)

Je ferme la parenthèse. Sans avoir voulu trop gâcher l’idée. Mais bon…

D.D


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