Anselm Jappe : « Le béton, arme de construction massive. » N°1232
Écrit par admin sur 24 décembre 2025
Anselm Jappe est un théoricien de la valeur, et pour celles et ceux qui s’en souviennent, Radio Univers avait enregistrée sa conférence autour de son ouvrage « Crédit à mort », qui s’était tenue en 2011 à Rennes – l’intégralité de notre enregistrement à ré-écouter ici. Par ailleurs, il est un spécialiste reconnu de Guy Debord, le penseur de la La Société du spectacle.
Dans son dernier essai, « Béton – Arme de construction massive du capitalisme « , il déconstruit intégralement le mythe du béton armé à la façon dont il déshumanise le monde.
Matériau typique de la modernité, on le croit éternel, mais son obsolescence est rapide, sa longévité tourne autour des 70 ans, guère plus. Pour Jappe, » il est l’exemple du cycle accéléré de production, de consommation et d’échange de notre système économique. » Et donc infiniment expansible, dont le rôle consiste à favoriser la fabrique du profit.
En d’autres mots, un mur en béton fissuré n’est pas réparable à la différence d’avec d’autres matériaux dits « vernaculaires ». Son colmatage n’y suffira pas, systématiquement la fissure réapparaîtra. En règle générale, soumis aux intempéries si son parement n’est pas rénové, le béton armé étant poreux de nature, le ferraillage ne peut que rouiller à moyen terme. De nombreux ponts et de quartiers de villes reconstruits après-guerre comme, me dit-on suite à une expertise régionale, à Fougères, Saint-Nazaire, Brest, Saint-Malo, etc… sont concernés. Et l’on sait aussi, suite à un tassement du sol occasionné par son assèchement dû au réchauffement climatique, de plus en plus récurrent, qu’une dalle de béton ne résiste pas à l’effet cisaillement. Pas rattrapable, donc à reconstruire, belle affaire. Pas de recyclage possible du béton armé, no problem. Par contre, plus gênant, la pénurie de sable et granulat de qualité aggrave le coût de construction. Bon, arrêtons là l’aspect obsolescence programmée qui résonne néanmoins d’une grande actualité.
C’est ce dont il est question, mais pas que, dans l’entretien qui suit, paru sur le site de la radio milanaise Radio Popolare, que la Chronique d’ici-même s’honore une nouvelle fois de relayer.
D.D
« Le béton, arme de construction massive : entretien avec Anselm Jappe.
Partant d’une réflexion sur la tragédie du pont Morandi, Anselm Jappe décrit le béton armé comme la « concrétisation parfaite de la logique capitaliste », car il a réussi à transformer même les bâtiments en marchandises.
Quand on parle d’« obsolescence programmée », on pense généralement à des objets du quotidien : smartphones, appareils électroménagers, vêtements… La première chose qui vient à l’esprit n’est certainement pas le béton armé. Pourtant, c’est précisément la cible de l’accusation d’Anselm Jappe, philosophe allemand, professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Rome et auteur de « Béton – Arme de construction massive du capitalisme » (2023), selon lequel ce matériau – très différent du simple béton utilisé par les anciens Romains – est la concrétisation parfaite de la logique capitaliste car, avec sa courte durée de vie et son entretien constant nécessaire, il a réussi à transformer même les bâtiments en marchandises à obsolescence programmée.
Dans cette critique passionnée du matériau qui a marqué l’histoire du XXe siècle, Jappe soutient que le béton armé a éliminé l’architecture vernaculaire, provoquant des conséquences écologiques désastreuses. Si, selon l’Ispra, nous perdons en Italie deux mètres carrés de terre par seconde, c’est aussi à cause de sa prédominance, dont le rôle dans l’augmentation de la consommation des sols est approfondi dans la postface précise de l’édition italienne du livre, écrite par le directeur d’Altreconomia, Duccio Facchini.
– Professeur Jappe, partons d’un principe : ce livre ne parle pas de béton, mais de béton armé.
Oui, il est important de le souligner car il y a une grande différence entre le béton et le béton armé. Le béton était déjà utilisé par les anciens Romains : ils ont par exemple construit la coupole du Panthéon, qui est encore en parfait état après deux mille ans. Le béton armé, en revanche, a été inventé à la fin du XIXe siècle et se compose d’une structure en acier dans laquelle on coule du béton liquide. C’est sous cette forme qu’il a conquis le monde, avec des gratte-ciel, des barrages, des autoroutes. En revanche, le béton simple n’est pratiquement jamais utilisé à grande échelle.
– L’idée de votre essai est née de l’effondrement tragique du pont Morandi en 2018. En analysant cet événement, vous détournez l’attention du discours habituel et légitime sur les responsabilités pour réfléchir plutôt au béton armé en tant que matériau soumis à une obsolescence programmée. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L’effondrement de ce pont n’est pas uniquement dû à la négligence incontestable des gestionnaires. En réalité, une catastrophe de ce type pourrait également se produire à une échelle beaucoup plus grande avec d’autres constructions en béton armé, car il s’agit d’un matériau qui ne résiste en bon état que pendant trente ans s’il n’est pas régulièrement surveillé et réparé.
Le problème est que l’armature métallique a tendance à rouiller car l’eau et l’humidité finissent par s’infiltrer, provoquant un affaissement potentiel des structures. Bien sûr, cela ne se produira pas nécessairement, mais le danger augmente avec le temps. Étant donné que de nombreux bâtiments en béton armé datent des années 60 et 70, l’époque du « brutalisme », ils auraient besoin d’énormes travaux d’entretien qui sont souvent négligés car trop coûteux.
Ainsi, grâce au béton armé, nous avons réussi à transformer même les maisons et autres constructions en biens à durée de vie limitée, comme cela avait déjà été le cas pour les voitures, les appareils électroménagers ou d’autres objets qui sont fabriqués dès le départ dans l’idée qu’ils seront rapidement remplacés. Si cela n’est pas bon pour les consommateurs et très mauvais pour l’environnement, c’est en revanche clairement excellent pour la croissance économique.
– En effet, vous décrivez le béton comme « le côté concret de l’abstraction capitaliste ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Le béton est l’âme du capitalisme car il a toujours été le produit central de l’un des secteurs clés de l’expansion de l’économie de marché, celui de la construction. Mais le béton a également entraîné la quasi-disparition de l’architecture traditionnelle et « vernaculaire », qui s’adaptait beaucoup mieux à son environnement. Le béton, en revanche, est un matériau uniforme qui existe partout dans le monde sous la même forme et qui diffuse une certaine monotonie, mais qui s’impose précisément parce qu’il est moins cher et plus facile à réaliser. Ce matériau a donc diffusé le mode de vie capitaliste, tout comme l’ont fait, par exemple, l’automobile ou le coca-cola. Enfin, à un niveau plus conceptuel, le béton est aussi une matérialisation de ce que Karl Marx a appelé le « travail abstrait », c’est-à-dire le travail réduit à une pure quantité sans qualité spécifique.
– Pourquoi avez-vous choisi de concentrer votre essai sur un matériau spécifique ?
Dans les débats sur l’urbanisme, l’accent est souvent mis, par exemple, sur l’aspect social ou spatial. La spécificité des différents matériaux n’a presque jamais été prise en compte, ou a toujours été considérée comme un fait purement technique. Or, le béton, en tant que matériau, conduit inévitablement à certains types d’utilisation, au détriment d’autres possibilités. Ce n’est pas un hasard si le béton joue également un rôle prépondérant dans la consommation des sols.
J’ai donc essayé d’attaquer le béton sous tous les angles, en montrant les problèmes qu’il pose sur le plan technique et environnemental, par exemple l’extraction du sable, l’obsolescence programmée, le problème du non-recyclage du béton et enfin les dommages qu’il a causés aux modes de construction traditionnels.
– Nous savons que les énergies fossiles ont permis la croissance économique de l’après-guerre, mais elles sont devenues un problème pour l’environnement et notre bien-être. Nous avons déjà trouvé une solution à ce problème : les énergies renouvelables. Peut-on établir un parallèle avec le béton armé ? Et, dans ce cas, quelles sont les solutions ?
Je ne définirais pas l’énergie renouvelable comme « l’alternative » ou « la solution » aux sources fossiles, car l’objectif n’est pas de trouver d’autres sources d’énergie, mais simplement d’en consommer beaucoup moins. Aujourd’hui, une grande partie de l’énergie est gaspillée pour des usages dont l’humanité pourrait facilement se passer. C’est là le véritable problème, et il en va de même pour le béton : on construit trop, alors que la population est stable, du moins en Europe. De nombreux bâtiments restent vides en raison de la spéculation ou d’autres mauvaises utilisations. Bien sûr, on peut redécouvrir les matériaux traditionnels, mais la question essentielle est qu’il faudrait plutôt remplacer les bâtiments existants et non en ajouter de nouveaux. »
Ce qui a été dit et écrit ici-même autour d’ Anselm Jappe. Et de l’ Habiter.