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Cette goutte d’eau…N°8.

Écrit par sur 15 janvier 2010

Les multiples dérégulations néolibérales des quarante dernières années ont constitué « la rationalité »* qu’ont adopté les gouvernements de nombreux pays, dont ceux de la France. Chaperonnés par les institutions internationales que sont le FMI ou l’OCDE, elles se sont imposées de manière presque inéluctable pour redessiner radicalement le visage du capitalisme. Devant cela les résistances ont été aussi nombreuses. Que cela aille des mouvements altermondialistes qui portaient le refus au niveau international jusqu’aux mouvements nationaux, souvent centrés autour de la défense des services publics, on ne peut pas dire que ces résistances aient été inexistantes. Or il est étonnant de voir que c’est au moment où ces politiques, initiées dans les années 80 sous les gouvernements Thatcher et Reagan, au moment où le projet néolibéral, semble s’être imposés un peu partout, qu’une crise économique sans précédent depuis celle de 1929 s’est déclarée. Comme si l’apogée de ce projet était aussi celui du début de son déclin. (…c’est une hypothèse) Sur ce point on ne peut manquer de remarquer que le début de la crise financière que l’on situe à peu près en 2007 est aussi le moment où arrive le président français actuel, élu sur un programme de « rupture » ouvertement néolibéral. Moment donc où, dans ce pays qui, parmi les pays développés, fut sans doute l’un des plus réticent et où les grèves massives continuent d’étonner, ce projet s’est imposé en s’affichant de manière « décomplexée ». Comme si cette goutte avait fait déborder le vase.
On a trop tendance à résumer ces politiques à une simple ouverture des marchés et un abaissement des systèmes de contrôle de ces derniers ; et ceci, afin de favoriser les échanges. En réalité ce projet est un véritable projet politique, qui donne une forme bien précise aux sociétés dans lesquelles il est mis en oeuvre. Il relève en ce sens d’une manière de concevoir l’homme et les sociétés humaines. Et c’est cette conception qu’il cherche à réaliser. Sur ce point, bien que le néolibéralisme s’inscrive évidemment dans la tradition libérale, il en diffère. Parce qu’il promeut le marché dans une perspective plus radicale. Il ne s’agit plus seulement de permettre le libre-échange, mais de le promouvoir pour ce qu’il engendre : la concurrence. Michel Foucault dit ainsi :  » pour les néolibéraux, l’essentiel du marché ce n’est pas dans l’échange […] Il est ailleurs. L’essentiel du marché, il est dans la concurrence. […] Pratiquement, on admet à peu près partout dans la théorie libérale, depuis le XIXème siècle , que l’essentiel du marché c’est la concurrence, c’est à dire que ce n’est pas l’équivalence, c’est au contraire l’inégalité. »**Dans ce projet, ce qu’il s’agit de faire advenir donc, c’est la concurrence. Et sur ce point toutes les réformes actuelles en France visent précisément à créer et multiplier les situations de concurrence. Certes, c’est déjà le cas dans les secteurs privés mais il s’agit de poursuivre en privatisant les entreprises publics ( La Poste, EDF, Services des eaux, bientôt la Sncf, etc… ) et d’introduire ces principes pour ces services qui ne peuvent pas encore être privatisés : universités, écoles, hôpitaux, etc… On parle alors « d’autonomie des universités », « autonomie des hôpitaux ». Pour faire bref il s’agit de mettre en concurrence les universités les unes avec les autres, les hôpitaux les uns avec les autres, etc…. Et ce projet n’a pas de limites, il doit être mis en oeuvre à tous les échelons de la société. « Le gouvernement a à intervenir […] sur cette société pour que les mécanismes concurrentiels, à chaque instant et en chaque point de l’épaisseur sociale, puisse jouer le rôle de régulateur. »**

La situation de concurrence, c’est donc le projet néolibéral. Evidemment cela signifie que la chose n’est pas naturelle. Il s’agit de construire ces situations, de les instituer politiquement. Foucault explique encore :  » En fait, qu’est-ce que la concurrence ? Ce n’est absolument pas une donnée de nature. […] La concurrence, c’est une essence. La concurrence, c’est un eidos. La concurrence, c’est un principe de formalisation. La concurrence a une logique interne, elle a sa structure propre. Ses effets ne se produisent qu’à la condition que cette logique soit respectée. C’est, en quelque sorte, un jeu formel entre des inégalités. Ce n’est pas un jeu naturel entre des individus et des comportements. »** Elle est donc cette forme qui donne le sens à ces politiques. En cela elle constitue précisément leur imaginaire. Ici il faut remarquer quelque chose. La critique contre la société de consommation tape à côté lorsqu’elle s’attaque au néolibéralisme. Parce que le processus régulateur de la société néolibéral n’est pas tant l’échange de marchandises que les mécanismes de concurrence. Ce qui est cherché à obtenir, c’est  » non pas une société de supermarché [mais ] une société d’entreprise. L’homo-oeconomicus qu’on veut reconstituer, ce n’est pas l’homme de l’échange , ce n’est pas l’homme consommateur, c’est l’homme de l’entreprise et de la production. »** L’exhortation à « libérer les énergies » du président actuel consiste finalement à cela : à démultiplier la forme « entreprise » à l’intérieur de la société.  » Il s’agit de faire du marché, de la concurrence, et par conséquent de l’entreprise, ce qu’on pourrait appeler la puissance informante de la société. »** Là, on renvoie simplement au programme de refondation sociale du MEDEF pour comprendre. Ceci dit ce n’est pas un hasard si toutes les organisations, à savoir associations, écoles***, hôpitaux, syndicats, etc…, les individus aussi ( pensons à l’autoentrepreneur ), sont « invitées » à adopter les méthodes de management des entreprises. Progressivement l’entreprise devient une forme universelle de gouvernement que toute organisation devra adopter. Que ce soit un individu ou un Etat, c’est sous cette forme qu’il doivent se comporter, s’envisager. Mais qu’est ce que l’entreprise ?

Ici on se contentera de faire un retour sur l’étymologie, qui est éclairante. « Entreprendre », composé donc de « entre » et « prendre », signifie en ancien français « attaquer », « engager une action hostile » ou encore conquérir. « Entreprise », elle, prend au XIV ème siècle deux valeurs fondamentales : tout d’abord le mot signifie « opération militaire » et ensuite « action de mettre en oeuvre ». De la seconde valeur vient ( 1699) le sens « d’opération de commerce ». De ce mot entreprise est issu l’emploi vieilli pour « action par laquelle on attaque quelqu’un. » Puis viendra le sens d’organisation de production de biens ( ou de services ) à caractère commercial. Le mot avait donc un sens initial avant tout militaire et hostile. Lancer une entreprise contre quelqu’un, c’était l’attaquer, physiquement, de manière violente. L’usage qui suivit se fit plus tard pour parler d’opération commerciale. Des deux on pourrait admettre qu’il n’y aucun rapport. Et pourtant… Et pourtant. N’entend-on pas dans les postes de radio, télé, journaux de « guerre économique », de « guerre commerciale ». Les dirigeants d’entreprise, dirigeants politiques ne sont-ils pas toujours en train de parler de « concurrence internationale », de « compétition internationale » et ça sonne dans leurs bouches comme de la propagande militaire. Il y a plus qu’une coïncidence; l’entreprise, la concurrence sont l’un et l’autre la transposition sur le plan économique d’un état de guerre permanent. Ajoutons que le XVI ème siècle, où le mot « entreprise » prend ce nouveau sens « d’action commerciale », est aussi le moment où se constitue le capitalisme, en Angleterre. Or E. Meiksins Wood**** explique que le capitalisme naît de cette répartition des pouvoirs; à l’Etat et le roi, les pouvoirs de coercition, de justice et de la force militaire, à l’aristocratie les pouvoirs économiques. Le XVI ème siècle anglais est donc celui de la séparation de l’économie du politique ( avant, le seigneur féodal était tout autant l’homme le plus riche, le propriétaire des moyens de production de son domaine, que le souverain, propriétaires des forces militaires et policières, ainsi que magistrat et juge.). Les nobles anglais qui ont été progressivement démilitarisés et privés de leurs moyens de coercition, bref qui n’ont plus les moyens de faire la guerre, imposent, en contrepartie, au roi, de leur attribuer plus de pouvoirs économiques. Comment ? En réformant les droits de propriétés qui deviennent à usage exclusif. En d’autres termes cela signifie qu’ils vont accroître leurs pouvoirs économiques, en rendant rentables et en faisant croître sans cesse les profits qu’ils peuvent tirer de leurs terres. Ce qui institue quelque chose de nouveau : ils vont se faire la guerre économique. Dès lors le plan économique devient le théâtre privilégié où s’exprime la violence, où les guerres pour le pouvoir se jouent. Et l’on comprend alors qu’il y a une continuité dans la notion d’entreprise vue comme action militaire et entreprise vue comme action commerciale. Simplement, avec le capitalisme, le plan sur lequel se joue les rivalités à changer.

Le néolibéralisme est donc en quelque sorte ce projet de multiplier les situations de guerre économique, de situations de domination économique aussi. Il n’est plus simplement une manière de limiter le pouvoir de l’Etat, il est l’extension de la dimension économique et des situations de concurrence à tous les échelons. Les réformes actuelles en France en sont la preuve. Cependant la crise qui touche tous les pays du monde aujourd’hui est le signe que cela n’est pas viable, que ce projet en tant que tel atteint ses limites. L’entreprise conçue comme modèle universel d’organisation est évidemment une impasse. A la concurrence, donc, il faut désormais opposer de nouvelles solidarités…

* « La nouvelle raison du monde » P. Dardot, C.Laval
**  » Naisance de la biopolitique » M. Foucault
***  » L’école n’est pas une entreprise » C.Laval
**** « Les origines du capitalisme ». E. Meiksins Wood ( article « Malgré tout » )

M.D


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