Jacques Rancière, du côté « des énergies du présent « . N°1215
Écrit par admin sur 27 août 2025

Cet entretien à ce journal, titré « Des milliardaires ont créé un peuple du ressentiment « , apporte malgré tout quelques éléments de compréhension qui permettent d’apporter à cette inquiétante régression un brin d’optimisme.
« Il m’est dur de respirer l’actuelle atmosphère d’inégalité et de servitude. C’est une dégradation des possibilités de vivre ».Jacques Rancière, philosophe.
– En quoi les modèles explicatifs de la « raison progressiste » ne seraient-ils plus opérants pour comprendre l’époque?
« Pour la raison progressiste, les phénomènes qui la contredisent viennent toujours des populations arriérées, qui sont les attardés ou les oubliés du progrès. C’est donc toujours d’en bas que vient le mal : pour elle, le fascisme est une réaction de paysans arriérés, de petits-bourgeois dépassés par le cours de l’histoire ou d’ouvriers largués par les progrès techniques, Hitler a été appelé au pouvoir par les chômeurs déferlant dans les rues, Trump est le représentant des white trash [les Blancs défavorisés] des régions désindustrialisées…
Mais Hitler a été appelé au pouvoir par les cercles dirigeants allemands, et la vague fascisante actuelle a été orchestrée par des milliardaires désireux de supprimer tous les freins à leur domination et qui ont forgé, avec les médias qu’ils ont créés ou achetés, le peuple qui les plébiscite en retour. Car « le peuple » n’existe pas comme une réalité en soi. Il y a une multitude de manières de faire peuple qui s’affrontent : on se constitue par des combats communs ou des actes de solidarité, mais aussi par des ressentiments partagés et des opinions manipulées. Et aujourd’hui, c’est le peuple du ressentiment fabriqué par les milliardaires qui tient le haut du pavé ».
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– Que peuvent espérer aujourd’hui celles et ceux qui souhaitent s’opposer à cette régression nationaliste et identitaire ?
J’ai toujours dit que l’espoir dépendait moins d’une image du but à atteindre que de la confiance née des énergies du présent, je ne vois qu’horreur quand je considère les paroles et les actions des maîtres présents du monde, mais je vois aussi partout des hommes et des femmes qui ont envie de vivre en égaux, qui affirment le droit égal de tous les humains à considération et se préoccupent en même temps de lutter contre l’injustice dominante, de secourir ses victimes et de veiller à ce que la Terre reste habitable.
Je vois de la générosité, de l’invention et du courage, qui se manifestent sous mille formes. Le penseur de l’émancipation intellectuelle Joseph Jacotot (1770-1840) pensait que la mécanique sociale était vouée à l’inégalité, mais qu’il était possible que tous les individus de cette société inégale vivent en égaux. Je ne fais aucun pronostic sur l’avenir de la société, mais je pense que ce paradoxe de l’émancipation est plus actuel que jamais. »
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En effet, quelque chose semble bouger du côté « des énergies du présent » dont il parle. Au point que, entre canicule et feux de forêt, qui aurait pu prédire que, presque d’instinct, deux millions de Français se mobiliseraient sous forme de pétition en plein mois de juillet contre ladite loi Duplomb, alors que cette loi inique a été passée dans une indifférence générale ? Qui, encore, aurait pu prédire cet appel spontané, clair et net, à la mobilisation méritée baptisée « Bloquons tout ! », le 10 septembre prochain, contre les reculs sociaux enfin mis en pleine lumière ?
Face par ailleurs à ces deux menaces majeures, le fascisme, car les démocraties semblent vaciller l’une après l’autre, et la crise environnementale, cette rentrée ne ressemble à aucune autre.
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D.D
