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Autour de « La ronde des bêtes ». N°1144

Écrit par sur 17 avril 2024

A mille lieux de la démesure de la civilisation technique, et du culte de la performance, comme de la puissance du virtuel, la Chronique de ce jour présente un retour sur mon propre quotidien d’enfant, permettez ! Celui d’un frottement comme l’explique Jean-Christophe Bailly – lire ici-, où bêtes et gens restent ensemble. Ceci en prenant appui sur le mécanisme – dit autrement, pourquoi cela a pu se passer ainsi- relaté dans un livre qui m’a été fort amicalement offert. Son titre   « La ronde des bêtes – Le moteur animal et la fabrique de la modernité « . Il s’agit d’une enquête pointue d’un historien, François Jarrige, spécialiste de l’histoire des mondes du travail, des techniques et de l’environnement.

Dans son ouvrage, il s’emploie à  » retracer l’histoire longue du moteur animal ». C’est la raison pour laquelle tout dans ce livre m’amène à parler du quotidien qui a été le mien autour de « La ronde des bêtes« . J’en prolonge le propos.

Dans ma tendre enfance, mes grands-parents tenaient, d’une part, un atelier de fabrication et de réparation de chaussures, essentiellement de brodequins pour les paysans. Fabriqués parfois sur-mesure, à partir d’un relevé précis du pied prenant en compte ses déformations, courantes à cette époque. C’était donc, avant l’heure, une vraie pratique orthopédique d’utilité sociale prépondérante, qui permettait la fourniture d’outils de travail de qualité, bien solides, réparables et ré-semellables. A les assouplir à l’usage en marchant dans la rosée du matin, pourvus qu’ils épousaient au mieux ces pieds malmenés, voire souvent abîmés par les labours et autres travaux en terre indélicate. Se rappeler que le laboureur tenant son cheval par la longe du licol couvrait à pied la même distance que lui, allant l’un et l’autre d’un bout à l’autre du champ, sillon après sillon. Pour un va-et-vient creusant la terre auquel s’ajoutaient ceux de semer et récolter, être bien chaussé devait avoir bigrement d’importance, on comprend. En pratique, à l’atelier, cela consistait en un ajustement de la forme basique en bois de la pointure adéquate, par l’apport après mesures, par exemple, de rondelles de cuir dans le cas de cor au pied, ou dans celui d’un coup de pied trop prononcé, ou d’un orteil déplacé, ou d’une cheville déviée, etc, avant d’y enfiler un patron de papier, préalable à la découpe de la tige en cuir.

Et d’autre part, associée à cet atelier d’où s’échappaient les sons du clouage des pointes et semences, ma grand-mère dans une pièce annexe tenait un petit commerce pour femme et homme, de sabots, chaussures de ville et sandalettes d’été de fabrication maison, chaussons, bottes en crêpe ou caoutchouc, graisse et cirage, qui s’étoffait d’un débit de boissons – sans Licence IV. L’ensemble bâti familial se tenait face ou jouxtait deux entrepôts de récoltants-négociants en produits agricoles. C’est bien de là que démarre ma sincère sympathie, ancrée dans l’expérience, envers les chevaux de trait, ces chevaux « prolétaires » comme les nomme Jarrige – lire ces extraits sur Lieux-dits.eu.

De part et d’autre de la porte d’entrée de l’établissement artisanal, deux anneaux scellés au mur de granit étaient disposés pour les attacher. En toutes saisons ou presque, deux grands chevaux de trait libérés de leur attelage, frappant le sol de leurs sabots, ou hennissant d’impatience, encadraient ainsi le passage. Je me souviens encore que certains chevaux n’étaient pas même tenus à l’anneau, dociles et habitués des lieux, ils demeuraient impassibles au pied du mur, près de la porte. Devant un verre, échangeant gaillardement en éclats de voix, jurons et rires tonitruants, dans la tradition orale du récit ou épousant le chemin sympathique qui va d’une bouche à une oreille, leurs maîtres ou charretiers attendaient leur tour pour livrer le contenu de leur charrette de pommes de terre, de blé ou de paille, ou/et en retour, pour regagner leurs fermes chargés de sacs d’engrais ou de potasse d’Alsace. Moi, môme, tout minuscule, je me faufilais entre les deux géants positionnés parallèlement, pensifs à œillères noires. Des oeillères pour réduire fortement l’angle de vue pour mieux les rendre… machine. Or, un animal ça regarde. « Quelqu’un nous regarde« , relire ici Bailly nous parler du tableau du Caravage.

Et là, parce qu’à cette table ça parlait aussi de politique, m’initiant tel un adulte à celle-ci, je me souviens de m’être déterminé à prendre le parti des… bourrins. Car je les voyais victimes de traitements avilissants, immérités, rendus intolérables de nos jours. Quand la charrette pleine à ra bord peinait à remonter la mi-côte, parfois les manœuvres du charretier s’exerçaient alors sans égards à la bête, à grands coups de fouet, soit sur le sol soit sur la croupe de « l’animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons. « (Marguerite Yourcenar).

Je suis de cette civilisation-là. Celle du « moteur animal » et d’un savoir-faire universel dans l’utilisation pendant des millénaires du cuir des bêtes, de son odeur et de sa texture. Voilà, c’est une mémoire qu’on garde aussi entre sa chair et sa chemise, tout du moins, en ce qui me concerne. D’une époque qui n’était pas celle de la monotonie des distractions pré-formatées pour enfants gâtés, mais plutôt de celle d’un frottement universel entre l’humain et l’animal doué d’une « pensivité », pour reprendre Bailly. Grâce à ce livre « La ronde des bêtes « , « cette source d’énergie familière, flexible et bon marché, incarnant un progrès avec prudence alors que s’installaient l’Anthropocène et ses grands équipements », maintenue bien serrée dans l’invisibilité – hors pays des Suds-, est peut être en passe d’être enfin reconnue.

A cette époque, probablement fut-il beaucoup plus échangé de paroles, d’avis et d’illusions à propos de la mécanisation. Pour situer, nous étions à une centaine de mètres d’une gare de marchandises, dotée d’un espace appelé « la petite vitesse « où étaient disposés des wagons à cet effet. Et ces deux entrepôts de récoltants-négociants comme cet atelier de cordonnier furent construits en proche voisinage, dans les mêmes années, tel un « maillage de lignes » comme en parle l’anthropologue Tim Ingold. Il y a de cela un peu plus de cent ans, au sortir de ladite « Grande guerre ». Plus tard, cette fois après de la « Seconde guerre mondiale », dans un souci de « modernisation » accélérée, cette mécanisation allait se matérialiser par l’arrivée des tracteurs, et de fait, sonner de façon concomitante la déqualification du « moteur animal » en support à l’économie vivrière et du métier de la cordonnerie victime dans les campagnes, de la rapide propagation hautement concurrentielle du caoutchouc, les pneus et les bottes, et de la posture assise.

Je fais partie de ceux qui l’ont connu. La roue tourne. N’y voir dans cette Chronique nul romantisme, nul néo-ruralisme, nulle célébration du monde d’avant, il s’agit seulement d’un témoignage dans un être-au-monde sensoriel – de « L’animal que donc je suis »(Jacques Derrida)- auquel la machine n’aura jamais accès autrement que comme une compilation de données abstraites. Si cette riche enquête très sourcée de François Jarrige tourne d’une façon anachronique autour de la question de la traction équestre, quand bien même serait-ce un plaidoyer, partagé ici, en sa faveur, la Chronique d’ici-même regarde ailleurs, à savoir vers l’avenir : « La pensivité des animaux : ce qu’elle établit c’est que le monde où nous vivons est regardé par d’autres êtres, c’est qu’il y a un partage du visible entre les créatures et qu’une politique, à partir de là, pourrait être inventée, s’il n’est pas trop tard. » (Jean-Christophe Bailly « Le versant animal « ).

D.D

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour du Versant animal & végétal. Ainsi qu’autour de Tim Ingold et des chevaux.

 


Les opinions du lecteur
  1. françoise   Sur   17 avril 2024 à 21 h 03 min

    Et puisque tu fais le lien avec Lieux-dits à propos de la « ronde des bêtes », j’ai ajouté depuis peu, sur la même page, un livre que je viens de terminer qui se passe à Madagascar et je pense donc aux zébus…
    Ils sont encore là-bas le symbole de la sagesse…on dit que le nombre des « omby » , (les zébus en malgache) sont aussi nombreux que les malgaches eux-mêmes…On en a vu partout : Dans les rizières : ce sont eux qui ramollissent la terre avant le repiquage des jeunes pousses et leurs bouses séchées sont érigées en murets autour de ces rizières.Tout le long des routes, attelés à de petites charrettes bricolées , avec des chargements énormes et quelques peu vacillants. On en a vu devant une gare routière prêts à faire le taxi. Ils sont le symbole de la richesse pour nombre d’ethnies… Et puis, mais dois-je l’ajouter ?lorsque Sely nous a servi un romazava pour me rappeler mon enfance, il y avait des brèdes, oui, mais aussi du zébu !

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