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C’est là, au cœur des campagnes… N°1104

Écrit par sur 5 juillet 2023

Les Olympiens et la nouvelle aristocratie bourgeoise n’habitent plus. Ils vont de palace en palace ou de château en château ; ils commandent une flotte ou un pays à partir d’un yacht ; ils sont partout et nulle part. (…) Est-il indispensable de décrire longuement, à côté de la condition des jeunes et de la jeunesse, des étudiants et des intellectuels, des armées de travailleurs avec ou sans col blanc, des provinciaux, des colonisés et des semi-colonisés de toutes sortes, de tous ceux qui subissent une quotidienneté bien agencée, est-il nécessaire ici d’exhiber la misère dérisoire et sans tragique de l’habitant, des banlieusards, des gens qui séjournent dans les ghettos résidentiels, dans les centres pourrissants des villes anciennes et dans les proliférations égarées loin des centres-villes ? »

Henri Lefebvre, philosophe, géographe et sociologue – « Le Droit à la ville. » publié le 10 mars 1968.

Dans « Le Droit à la ville » publié il y a cinquante-cinq ans, deux mois avant les émeutes de mai l’ouvrage devient vite un « manifeste », d’une clairvoyance stupéfiante, Henri Lefebvre y annonce l’urbanisation de la planète, l’explosion de la ségrégation sociale et spatiale, l’éviction des classes populaires des métropoles. Après l’ère agraire, l’industrialisation du XIXe siècle, voici venue l’ère urbaine. « En groupant les centres de décision, la ville moderne intensifie en l’organisant l’exploitation de la société entière (pas seulement de la classe ouvrière mais des autres classes sociales non dominantes). C’est-à-dire qu’elle n’est pas le lieu passif de la production ou de la concentration des capitaux mais l’urbain intervient comme tel dans la production (dans les moyens de production). »

Lors de son passage à Rennes, Kristin Ross nous avait parlé d’Henri Lefebvre qui, nous disait-elle, était très connu et étudié de nos jours aux Etats-Unis par les sociologues, géographes et urbanistes qui cherchent des remèdes à « l’explosion de la ségrégation sociale et spatiale ». D’autant que par ses travaux portant sur la « critique de la vie quotidienne » il est devenu l’un des philosophes français les plus influents dans le monde. Quoique carrément sous-estimé, voire ignoré, en France – et de ce si peu d’intérêt on peut aisément en apprécier les incidences ces temps-ci !

Dans son dernier livre « La forme-Commune – La lutte comme manière d’habiter« », elle y revient beaucoup : « On se souvient surtout de Lefebvre aujourd’hui pour ses travaux sur l’urbanisme, mais ses toutes premières recherches avaient pris la forme d’une sociologie rurale portant sur la dissolution des communautés rurales sous l’effet du capitalisme: la détérioration progressive de « l’ancienne organisation avec ses équilibres délicats entre les populations, les ressources, les surfaces ». Ce que Michael Lowy a appelé le « romantisme radical » de Lefebvre. »

De fait, voici une bien belle occasion à cette Chronique du jour, l’oeil fringant, d’établir alors un lien direct avec la précédente qui, rappelons-le, tournait autour desdits « romantiques» de 1848 qui fascinaient tant Michel Le Bris et nous faisaient voyager !

Poursuivons ainsi la lecture sur cet autre « romantisme radical »: « Lefebvre s’enracinait dans sa conviction de l’existence d’une « certaine plénitude humaine «, « tout un mode de vie », dans les rythmes des communautés paysannes disparues depuis longtemps des campagne françaises – le rythme des plantations et de récoltes et des grandes fêtes agricoles. Comme William Morris avant lui, Lefebvre formulait sa critique du monde moderne au nom des sociétés précapitalistes, prémodernes – au nom peut-être du rire paysan tonitruant si éloigné pour lui d’un sourire ironique et las, cette éruption du rire spontané, joyeux, qui lui a donné d’écrire sur Rabelais. Dans un chapitre extraordinaire du premier volume de la Critique de la vie quotidienne, Lefebvre évoque l’épanouissement humain du passé médiéval: « Dans la fête (paysanne), chaque membre de la communauté allait pour ainsi dire au-delà de lui-même, et tirait de la nature, de la nourriture, de la vie sociale, de son propre corps et de son esprit, d’un seul coup, toutes les énergies, tous les plaisirs, tous les possibles. »  La fête paysanne n’était pas un moment exceptionnel dans une existence par ailleurs morne; ce n’était rien de plus (et rien de moins) que l’intensification de la plénitude de la vie quotidienne elle-même :  » La fête ne se distinguait de la vie quotidienne que par l’explosion des forces lentement accumulées dans et par cette vie quotidienne elle-même. » « (pg92).

Soutien déclaré du mouvement des « Soulèvements de la terre », Kristin Ross, s’inspirant ainsi de Lefebvre et de son « romantisme radical », pointe du doigt que c’est là au cœur des campagnes et des bourgs, que peuvent s’inventer des réponses à la crise existentielle, urbaine et écologique. Cette idée-là étant portée par le propos initial d’Henri Lefèbvre –  » Créer lucidement sa vie comme une oeuvre  » – (Fragments d’une philosophie de la conscience- 1923).

D.D

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour d’ Henri Lefebvre. Et de Kristin Ross. Ainsi qu’autour de l’ habiter, et des « Soulèvements de la terre« .


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