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« C’est la vie ! » N°1126

Écrit par sur 13 décembre 2023

La situation à Gaza est « apocalyptique » pour les populations civiles, a averti Josep Borrell. « Malheureusement, le niveau de destruction des immeubles à Gaza est plus ou moins, voire supérieur, aux destructions dont ont souffert les villes allemandes pendant la seconde guerre mondiale », a affirmé le chef de la diplomatie européenne, pointant que le niveau de souffrances humaines constituait un « défi sans précédent ».

Et chaque jour un peu plus, nous nous habituons aux images et aux commentaires immondes des chaînes de télé en continu, cette autre arme de destruction massive des consciences. Dans la course à l’audience et aux cerveaux disponibles, après le clash et le buzz, l’atrocité et la terreur mises en spectacle déshumanisent.

Car il est frappant de constater que la dissolution en masse après broyage des corps va jusqu’à être commenté « tactiquement » dans l’indifférence tranquille ou sous l’angle de la guignolade injurieuse, par des plateaux télé « d’experts » militaro-propagandistes partageant ce fond commun réductionniste propre à marquer une différence radicale et hiérarchique entre eux et nous. Entre leur vie et la nôtre.

Sans qu’il soit ressenti ceci : être vivant implique aussi un certain nombre de problèmes existentiels partagés et d’expériences intimes. Se tailler une vie, une niche, un milieu, être parent, s’insérer dans un collectif ou partir, faire le deuil des proches, puis décliner, avoir plus de passé que d’avenir, voir les jeunes enfants blessés mourir. En un sens du mot vie: « C’est la vie ! « , nous avons la même vie. Mais ce fond commun de la parenté leur échappe.

Qu’est-ce donc un corps qui ne compte pour rien d’autre que de nourrir la haine de l’autre ? Pourquoi des massacres de masse sont-ils redevenus un versant de l’actualité ?

Bien sûr, quand l’évènement laisse apparaître la face la plus monstrueuse de notre humanité, il est nullement ici question d’avoir peur de la tragédie. Mais à la condition de l’interpréter, de l’analyser, de la disséquer, d’en causer… humainement.

C’est pourquoi la Chronique du jour a choisi de relayer ce long extrait de l’entretien accordé à Médiapart de la philosophe Marie-José Mondzain, spécialiste de l’art et des images.

D.D

Médiapart : Comment voyez-vous les images qui nous travaillent depuis le 7 octobre ?

Marie-José Mondzain : Il y a eu d’emblée un régime d’images relevant de l’événement dans sa violence : le massacre commis par le Hamas tel qu’il fut en partie montré par Israël. À cela s’est ensuite substitué le tableau des visages et des noms des otages, devenu toile de fond iconique.

Du côté de Gaza apparaît un champ de ruines, des maisons effondrées, des rues impraticables. Le tout depuis un aplomb qui n’est plus un regard humain mais d’oiseau ou d’aviateur, du fait de l’usage des drones. La mort est alors sans visages et sans noms.

Face au phénomène d’identification du côté israélien s’est donc développée une rhétorique de l’invisibilité palestinienne, avec ces guerriers du Hamas se terrant dans des souterrains et que traque l’armée israélienne sans jamais donner à voir la moindre réalité humaine de cet ennemi.

Entre le visible et l’invisible ainsi organisés, cette question de l’image apparaît donc extrêmement dissymétrique. Dissymétrie accentuée par la mise en scène des chaînes d’information en continu, qui séparent sur les écrans, avec des bandes lumineuses et colorées, les vues de Gaza en ruine et l’iconostase des otages.

C’est avec de telles illustrations dans leur dos que les prétendus experts rassemblés en studio s’interrogent : « Comment retrouver la paix ? » Comme si la paix était suspendue à ces images et à la seule question des otages. Or, le contraire de la guerre, ce n’est pas la paix − et encore moins la trêve −, mais la justice.

« Jamais les choses ne sont posées politiquement. On va les poser en termes d’identité, de communauté, de religion. »

– Nous assistons plutôt au triomphe de la loi du talion, dont les images deviennent un levier. Au point que visionner les vidéos des massacres horrifiques du Hamas dégénère en obligation

Marie-José Mondzain : Les images deviennent en effet une mise à l’épreuve et une punition. On laisse alors supposer qu’elles font suffisamment souffrir pour que l’on fasse souffrir ceux qui ne prennent pas la souffrance suffisamment au sérieux.

Si nous continuons à être uniquement dans une réponse émotionnelle à la souffrance, nous n’irons pas au-delà d’une gestion de la trêve. Or la question, qui est celle de la justice, s’avère résolument politique.

Mais jamais les choses ne sont posées politiquement. On va les poser en termes d’identité, de communauté, de religion − le climat très trouble que nous vivons, avec une indéniable remontée de l’antisémitisme, pousse en ce sens.

Les chaînes d’information en continu ne nous montrent jamais une carte de la Cisjordanie, devenue trouée de toutes parts telle une tranche d’emmental, au point d’exclure encore et toujours la présence palestinienne. Les drones ne servent jamais à filmer les colonies israéliennes dans les Territoires occupés. Ce serait pourtant une image explicite et politique…

– Vous mettez en garde contre toute « réponse émotionnelle » à propos des images, mais vous en appelez dans votre livre aux affects, dans la mesure où, écrivez-vous, « accueillir, c’est métamorphoser son regard »…

Marie-José Mondzain : J’avais écrit, après le 11 septembre 2001, L’image peut-elle tuer ?, ou comment l’instrumentalisation du régime émotionnel fait appel à des énergies pulsionnelles, qui mettent le sujet en situation de terreur, de crainte, ou de pitié. Il s’agit d’un usage balistique des images, qui deviennent alors des armes parmi d’autres.

Un tel bombardement d’images qui sème l’effroi, qui nous réduit au silence ou au cri, prive de « logos » : de parole, de pensée, d’adresse aux autres. On s’en remet à la spontanéité d’une émotivité immédiate qui supprime le temps et les moyens de l’analyse, de la mise en rapport, de la mise en relation.

Or, comme le pensait Édouard Glissant, il n’y a qu’une poétique de la relation qui peut mener à une politique de la relation, donc à une construction mentale et affective de l’accueil.

Marie-José Mondzain vient de publier Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, aux éditions Les Liens qui libèrent.

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de la Palestine.


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