En ce moment

Titre

Artiste

 Titre diffusé : 

 Titre diffusé : 

Background

Jean Baudrillard, « Entretiens. » N°917

Écrit par sur 4 décembre 2019

Au fur et à mesure que le système se perfectionne, il intègre et il exclut. Dans le domaine informatique, par exemple, plus le système se perfectionne, plus nombreux sont les laissés-pour-compte. L’Europe se fait, elle se fera, et au fur et à mesure qu’elle se réalise, tout entre en dissidence par rapport à ce volontarisme européen. L’Europe existera, mais l’Angleterre n’y sera pas, les régions n’y seront pas, etc. L’écart ne cesse de grandir entre la réalisation formelle des choses, sous la conduite d’une caste de techniciens, et son implantation réelle. La réalité ne s’aligne plus du tout sur cette réalisation volontariste au sommet. La distorsion est considérable. Le discours triomphaliste survit dans l’utopie totale. Il continue à se croire universel, alors qu’il ne s’accomplit plus, depuis longtemps, que de manière autoréfentielle. Et comme la société dispose de tous les moyens pour entretenir un événement fictif, cela peut durer indéfiniment… »

Jean Baudrillard – Entretiens (p. 367).

Cette lucidité est tirée d’un entretien de Jean Baudrillard (1929-2007) accordé à un journal en 1996 ! Vingt-trois ans après, comment ne pas compatir à l’annonce de l’éditeur (PUF) citée en 4ème de couverture d’Entretiens : « Baudrillard nous manque. »

C’est bien pourquoi j’ai récemment ressenti le besoin de retourner goûter les réflexions de cette figure pas banale, complexe même, connue pour son étude de la vie quotidienne en ces temps d’intime coercition mentale. Ceci à l’occasion de la parution inédite d’entretiens dans lesquels l’on redécouvre les analyses étonnamment anticipatrices de notre présent, de ce philosophe mort il y a douze ans. Qui a su saisir la servitude volontaire généralisée à l’œuvre dans notre monde occidental.

Une servitude volontaire généralisée, qui se fait l’exploitation de soi-même : « Chacun de nous est devenu un système asservi, auto-asservi, ayant investi toute sa liberté dans la volonté folle de tirer le maximum de lui-même. » Bon, plongés dans la culture de la performance, l’on voit mieux aujourd’hui ce qu’il voulait dire.

Dans le petit volume posthume, L’Agonie de la puissance, 2005, écrit une année avant sa mort, Baudrillard qui n’a cessé de dénoncer la culture du faux, le simulacre, anticipait la dégénérescence radicale du pouvoir et son remplacement par des formes parodiques dignes du Père Ubu, la souveraineté étant déléguée aux plus stupides, meurtriers ou corrompus. « C’est en des temps de trouble que le peuple vote massivement pour un candidat qui ne lui demande pas de penser ». Bien vu, de nos jours des Père Ubu élus – à différents niveaux- n’étonnent plus personne.

Dans ce même livre L’Agonie de la puissance, ce rare penseur de la modernité à l’ère de la liquidation des réalités anciennes, un chouïa dérangeant, témoigne jusqu’au bout de sa lucidité et de son pouvoir d’anticipation, voire de sa vision : « L’obsolescence de l’histoire ouvre sur un espace où tout ce qui était d’ordre historique ou politique – y compris les révolutions – est devenu « fake » ( litt. « trucage », « contrefaçon »). Toute l’actualité politique, y compris la plus violente, est faite de ces événements-farces, de ces événements-fantômes – fake events, ghost events – témoins d’une histoire révolue, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. »

Où l’« On finit par accepter l’inacceptable ». Qui alors, lucidement, peut encore douter que « tout entre en dissidence  » comme il le pressentait déjà ? Mais soyons sérieux, que ça puisse « durer indéfiniment… », hum! à présent, bon nombre d’entre nous s’interrogent. C’est bien pourquoi « Baudrillard nous manque. »

D.D


Les opinions du lecteur

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.