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« Les choses ». N°591

Écrit par sur 7 août 2013

Relu sur l’excellent site lieux-dits.eu en page « Rancière », cet extrait de « Béla Tarr, le temps d’après » : « ce ne sont pas les individus qui habitent des lieux et se servent des choses. Ce sont d’abord les choses qui viennent à eux, qui les entourent, les pénètrent ou les rejettent. ».

J’aime bien cet extrait. Parce qu’on y parle de l’habiter. Du comment habite-t-on les lieux et les choses. Et de la durée même au sein de laquelle les choses nous pénètrent et nous affectent. Nulle tentative ici de commentaire du livre de Jacques Rancière. Qui commente un film du cinéaste hongrois Béla Tarr, lire ici . Mais de relever ce qu’éclaire pour nous le philosophe : « Ce sont d’abord les choses qui viennent à eux, qui les entourent, les pénètrent ou les rejettent. » 

Heidegger, paraît-il, nous invitait déjà ainsi à une prise en compte des choses en elles-mêmes, indépendamment des projets de maîtrise et d’action que nous pouvons avoir sur elles. Considérant que la chose est à distinguer de l’objet. La chose, comme réalité concrète, ayant une existence indépendante de toute visée de conscience. Contrairement à l’objet qui est nécessairement un élément qui a trait à un usage pré-défini. Les choses ne sont pas plus des faits. Qui ont une cause.

Donc la chose est une chose indéterminée. Qui traîne quelque part sans qu’on en connaisse ni l’usage ni la raison. Sans expéditeur ni destinataire. Etre en rapport avec ce quelque chose n’est pas rien. Puisqu’il vient à nous, nous entoure, nous pénètre ou nous rejette. Pensant ainsi, Rancière a mis « le doigt sur quelque chose ». Qui en occurrence est quelque chose qui une fois en rapport avec soi nous habite. Ou pas.

Du coup, à mon retour de congés, lundi dernier, j’ai répondu à mes collègues que durant ces trois semaines passées sans eux « J’ai fait et vu des choses… ». Nulle cachotterie de ma part, pleine d’embûches à nos dires et à nos mutismes, mais simplement pour leur signaler que durant ce temps vacant (cf commentaire), un peu déprogrammé, des choses me sont venues. D’elles-mêmes. Compte tenu de mes bonnes dispositions de vacance me permettant d’être réceptif plus qu’à l’ordinaire. Bref, rien d’anecdotique. Ce dont ils sont friands.

C’est ainsi en laissant venir à moi l’imprévu, le non-programmé, ce qui advient, ce qui s’approche, que fut consacré mon temps libre. Motif alors de reproches amicales quant à mon inadaptation pour la programmation de nos activités touristiques : par exemple, de définir tôt le matin, le programme de la journée : matinée, marche à tel endroit à telle heure; midi, déjeuner à tel point à telle heure; après-midi, ballade en vélos à tel autre à telle heure.

Mais un compromis informel, s’étant de lui-même mis en place, est venu agencer tout ça : dès nos premiers pas de marcheurs, comme attendue, modifiant illico-presto le programme pré-établi, la chose vue: à Ouessant, l’indéfinissable déploiement d’étrangeté, de beauté, d’âpreté, d’énergie, de force vibrante… de la nature brute de l’île!

De l’île avec ses vagues… D’ailleurs à propos de vague, éclairant la chose à sa manière, ce propos de Kosta Axelos (En quête de l’impensé): « L’homme a-t-il besoin de la vague qui vient du fond de l’océan? Et elle de lui? Pour qu’elle soit reconnue comme vague l’homme est nécessaire, et l’homme est constamment submergé par la vague. Par-delà celle-ci, se dessinerait-il un autre rivage? La question de l’autre, de l’altérité pose des questions presque insolubles à la pensée et non pas seulement à la pensée. Si les hommes semblent être toujours au creux d’une vague, remonter à la crête est un besoin souvent démenti. » L’auteur a sûrement voulu dire quelque chose.

De l’île avec ses nuages par une journée ventée… Emplie du sel des embruns. Bon, vu sous cet angle jusqu’à présent un peu brumeux disons, les « choses » seraient-elles investies d’un pouvoir magique? Bref, une aliénation. On croit entrer dans quelque lieu sacré, qu’il faut parcourir en semelles de crêpe, dans le silence… Si elles se placent ainsi au centre de tous les rapports, centre énigmatique, serions-nous dépossédé ainsi au cœur des choses et du monde, de notre pouvoir d’agir sur ces « choses »? En gros, disons à un point tel qu’à cette question il n’y aurait pas de réponse.

Faisant office, pour moi, de longue vue ou de phare du Créac’h (« promontoire » en Breton), Cornélius Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société, Seuil, p. 318 – 319 explique ceci à propos des « choses »: « Un lapin et un chien sont l’un pour l’autre des instances d’une classe définie par des propriétés stables, des « choses » suffisamment déterminées. Mais qu’est-ce qu’une chose en général ? Ici sociologues aussi bien que biologistes oublient la plupart du temps non seulement leur philosophie, mais même leur physique. Car, pour celle-ci, « il y a » (aujourd’hui) une danse d’électrons ou d’autres particules élémentaires – ou bien un champ de forces – ou bien des torsions locales de l’espace-temps, etc. Là-dedans, les vivants instaurent des « choses » ; ils font exister pour eux des traductions d’un nombre infime de caractéristiques de ce qui est, traductions qui sont ce qu’elles sont et telles qu’elles sont aussi parce que les filtres-transformateurs qui les font être sont ce qu’ils sont et tels qu’ils sont. Ce qui est pour le vivant – y compris pour l’homme en tant que simple vivant – chose et propriété stable n’est tel que du fait de l’extrême grossièreté (ou finesse) de son filtre transformateur, et de son « réglage temporel ». Avec un « autre réglage temporel », la configuration des montagnes et des continents terrestres pourrait être aussi changeante pour un vivant que la forme des nuages par une journée ventée ; comme peut-être ce qui nous apparaît comme l’expansion de l’univers que la diastole du cœur d’un animal que nous parasitons. Et quelles « choses » verrions-nous, si le pouvoir séparateur de notre rétine était celui d’un microscope électronique? – Certes, tout cela nous renvoie de nouveau à des propriétés de ce qui est, au fait qu’il se présente, à travers ses strates successives, comme organisable, et à la limite, qu’il n’est pas n’importe quoi et n’importe comment. Mais aussi, ce qui chaque fois y apparaît comme organisé est inséparable de ce qui l’organise ; et ce cercle nous pouvons le dilater apparemment sans limite, mais nous ne pouvons pas en sortir. »

Ceci étant dit, quelle tournure « les choses » prennent-elles quant à Ouessant, comme autrefois, l’on a conscience des abîmes, naufrages, récifs, débris d’esquiffes, et disparitions? Donc de la signification tragique et chaotique de la condition humaine en mer. J’entends: à l’inverse du touriste ordinaire et du résident secondaire, tels des bouées solitaires qui sur l’île se dépaysent. Qui se l’approprient sous le prétexte de beauté. Mais elle s’en moque éperdument.

D.D


Les opinions du lecteur
  1. Françoise   Sur   7 août 2013 à 19 h 31 min

    D’où l’expression « par la force des choses » qui désigne le côté inéluctable, inévitable, irrésistible…

    Tu es à Ouessant. Bon. Bretagne donc.

    Et soudain je lis « parcourir en semelles de crêpe » et… par la force des choses le fou rire me gagne, inéluctable, inévitable, irrésistible : crêpe sucre ou crêpe chocolat ? et ni Rancière, ni Castoriadis ne peuvent plus rien pour moi ! Avec toutes mes excuses, mais les clichés ont la vie dure !!!

  2. françoise   Sur   8 août 2013 à 9 h 16 min

    Et toujours dans L’institution imaginaire de la société, Castoriadis dit aussi ceci:

    « La représentation n’est pas décalque du spectacle du monde, elle est ce dans et par-quoi se lève, à partir d’un moment, un monde. Elle n’est pas ce qui fournit des « images» appauvries des «choses» mais ce dont certains segments s’alourdissent d’un «indice de réalité» et se « stabilisent », tant bien que mal et sans que cette stabilisation soit jamais définitivement assurée, en «perceptions de choses ». Dire le contraire, c’est dire que l’on détient par-devers soi, comme fixe et indubitable la séparation du « réel » et de l’imagmaire, et la norme de son application en toute circonstance – affirmation qui ne mérite pas une seconde de discussion. »

    « Pas une seconde de discussion. » J’aime bien quand il tappe un peu du poing sur la table, le bonhomme. Non Mais.

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