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« Nous mutons. » N°934

Écrit par sur 1 avril 2020

Le confinement derrière porte et fenêtre, écrivions-nous ici, sans possibilité d’outrepasser sa situation humanistique, ça donne quoi ?

« Il y a une mutation personnelle et collective en cours, au terme de laquelle nous ne serons plus les mêmes. » avance l’ex-reporter de guerre, romancier et écrivain-voyageur italien Paolo Rumiz.

Tenez ! Pour le coup, le journal de quarantaine d’un écrivain-voyageur italien au regard particulièrement affuté sur ce monde à l’arrêt forcé, ça donne quoi ?

Au commencement d’une troisième semaine de confinement, c’est le printemps, la ville respire, ouvre les fenêtres, accroche le linge, se ré-entendent les chants d’oiseaux, le silence surprend, autant de choses bien étranges pour un nomade contraint de voyager dans une pièce !

Sans minorer aucunement l’intensité de la crise sanitaire actuelle, l’on peut imaginer la possibilité d’étranges débats lors de la 30ème édition du festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo. A laquelle Paolo Rumiz aurait souligné la valeur des liens sociaux qui nous unissent: cette épidémie peut nous conduire à sortir de l’individualisme délétère. Mais ce rendez-vous annuel de fin mai n’aura pas lieu.

Ceci énoncé, revenons à la question de départ: à l’arrêt forcé, ça donne quoi ?

La nature est en colère contre nous et le printemps commence avec Baba Jaga, la sorcière d’hiver. Tout à l’envers, même le sommeil. Nous dormons peu, car la nuit nous sommes moins étourdis par les médias, puis nos pensées nous réveillent et nous réfléchissons à ce qui compte vraiment, qui n’est pas seulement le sort de ceux que nous aimons. On se demande si nous apprendrons la leçon, ou si les sans-abri trouveront le sommeil, aujourd’hui que la charité est démodée. Et l’Europe, ici, elle n’est rassemblée que par la peur. Maintenant c’est le couvre-feu général. Tout le monde a dansé jusqu’au dernier. L’Espagne pour le plaisir, les Allemands pour l’économie, la France pour la grandeur. »

Paolo Rumiz, extrait de « Pendant ce temps, les poissons sont retournés au Grand Canal » -La Républicca, le 23 mars 2020.

Rumiz y répond dans deux autres contributions récentes. L’une, appelée « Je me souviendrai de toi » pour le quotidien La Reppublica – et dont voici ci-dessous la traduction- ; l’autre, « Nous mutons » pour l’hebdomadaire allemand der Freitag (ci-dessus, photo qui illustre l’article: « Les Italiens sont en quarantaine. »)

23 mars
Ce matin, j’ai accroché un drap devant la porte avec les mots: « Je me souviendrai de toi quand tout sera fini. De vous qui avez démantelé la santé publique pour financer des centres de beauté et maintenant gueulez contre l’Etat car il n’y a pas de respirateurs. De vous, pharisiens qui, tout en pontifiant sur la vie, faites passer le profit avant la vie elle-même, et la défense des biens avant celle du peuple. De vous, qui nous avez couverts de poisons et laissez déserter l’Italie des villages; et de vous, partisans volontaires de l’économie du pillage, de la ferraille et des déchets, que vous avez délocalisés en Asie et enlevés à notre peuple. Et de vous, qui avez couvert tout cela, nous faisant croire que le problème était les immigrés, quand vous avez été le premier à les appeler pour vous faire grossir le cul. Et surtout vous, ultra-libéraux des talk-shows, qui avez démantelé la culture et le sens du devoir, nous obligeant à gérer cette urgence plus avec la police qu’avec l’éducation civique. Et enfin de vous, qui même maintenant, dans le moment extrême, semez les mauvaises herbes et les mensonges pour couvrir de boue ceux qui sans clameur se dépensent pour aider les derniers ».

Écrit impétueusement, après avoir lu un rapport effrayant sur les responsabilités du massacre de Bergame, l’épicentre de l’infection, avec des centaines de morts par jour. J’ai deux enfants éloignés, chacun avec un petit-enfant. L’un dans les Langhe du Piémont, l’autre en Suisse. Le premier n’a jamais été aussi heureux de vivre à la campagne. « Jusqu’à hier, des amis m’ont demandé: » mais comment y vivre sans même un cinéma?  » et aujourd’hui c’est moi qui leur demande comment ils parviennent à vivre en ville, sans la nature à côté d’eux » Michele sait qu’avec une créature de quatre ans, avoir du vert où piétiner n’a pas de prix. Maintenant, nous nous entendons mieux qu’avant, via Skype ou Whatsapp. Ce soir, sur une table pleine de tuiles et de drapeaux en bois colorés, me voici en vidéo pour expliquer au petit, avide d’histoire, comment Hannibal a battu les Romains au combat, en reculant. Il me regarde, fasciné. Mais le «clou» de la journée est le matin, quand il est toujours cloué au lit et que son grand-père – qui pour l’occasion porte un turban et une cape – touche le conte du conte de fées. Histoires italiennes merveilleusement sèches, collectées par Calvino. Monstres, métamorphoses, sorts. Un monde antique qui n’a pas encore oublié que des forces mystérieuses, complexes et inconnues nous gouvernent souvent. »

Paolo Rumiz, journaliste de guerre, romancier et écrivain-voyageur – « Je me souviendrai de toi. » paru dans La Repubblica, 27 mars.

Dans Nous mutons pour der Freitag, en plus de celle qu’il observe en lui, il aborde la mutation collective en cours. Retenons de celle-ci l’hypothèse qu’un confinement long peut aussi amener un pays à… muter jusqu’à en perdre la boule.

« La désorientation des gouvernements européens qui, en 1914, avant le déclenchement de la guerre, dansaient comme des somnambules sur une corde (…) je ne vois pas beaucoup de différence maintenant » écrit-il. Lui qui, en trente ans de journalisme, a vu venir puis a couvert pour La Reppublica la chute du mur, le déclenchement de la guerre yougoslave, le populisme de Haider et le séparatisme de la Ligue dans le nord de l’Italie. Si bien qu’en fin observateur de terrain des lignes frontalières, qui plus est habitant Trieste, ville frontalière, Rumiz observe déjà la balkanisation de l’Europe :

Elle consiste à persuader l’idiot que le mal vient de l’étranger. Elle consiste dans l’hypothèse erronée que l’on est à l’abri du mal que nous portons en nous. Le fait de nous exonérer de toute culpabilité ouvre la voie au fascisme. C’est le virus qui a infecté la Yougoslavie, et la même chose se produit aujourd’hui. Les nations se ferment au lieu de prouver leur unité. Se verrouille et se verrouille partout. Et aucune voix puissante et respectueuse ne se lève et ne dit: « Mes seigneurs, c’est notre chance de faire preuve d’unité. » Hölderlin, un grand Européen, a écrit: « Mais là où il y a du danger, ce qui sauve grandit ».

Paolo Rumiz, extrait de Nous mutons – der Freitag n°12/2020.

Bon, pour le moins, retenons l’hypothèse géopolitique sombre de ce grand voyageur « dans le ventre de l’Europe ». De la santé publique trahie par la politique aux dangers pour la démocratie qui se cachent toujours derrière l’urgence; de l’Europe des nationalismes (comme Orban et la dérive anti-démocratique, etc.) à la menace globale des mafias, prêtes à attaquer les entreprises en crise avec leurs capitaux criminels.

Terminons néanmoins en beauté. La mutation personnelle en cours, « au terme de laquelle nous ne serons plus les mêmes », suscite chez Rumiz une certaine vigueur : « Je trouve que les rapports quotidiens sont presque plus intéressants que les nouvelles sur le virus. »

D.D

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de Paolo Rumiz. Et des Etonnants Voyageurs.


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