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Une place pour le regard. N°481.

Écrit par sur 8 juin 2011

« J’aime les villes parce qu’elles sont les uniques figures de l’infini sur terre. Infiniment parcourables, elles excèdent les pas du promeneur, les conditions géographiques et les décisions historiques qui les ont rendues possibles et nécessaires. Elles sont comme la répétition infinie, le ressassement perpétuel de la variation libre, de l’improvisation de jazz. Car les villes sont hantées par leur invisible, qu’elles recherchent nuit après nuit. Dans un bar, au son du piano de Thelonius Monk ou du sax de Bird, l’impossible semble se dévoiler. Mais, l’aube revenue, le masque se referme sur le jour, et la ville court de nouveau sur la piste de la réalité introuvable. (…) L’affairement de l’échange généralisé brasse l’infini de ce qui circule. (…) Les échanges ne peuvent se comptabiliser car ce sont des rapports et les rapports ne sont ni de quantités, ni des qualités, mais des événements qui arrivent ou n’arrivent pas. » Cette citation est de Jean-Paul Dollé dans « Fureurs de ville »

Et parmi ces « événements qui arrivent ou n’arrivent pas », dans la rue ou les commerces, bref partout, ça passe souvent par le regard. Eh bien j’ai le sentiment que de nos jours, les gens se fuient du regard. Croiser le regard de l’autre même sous une forme furtive, ne se fait plus. Du moins de moins en moins. Je ne le vois plus. Cela engage trop, peut être! Ce regard fuyant, ce regard ailleurs, comme indifférent me semble révéler l’urbanité en cours.

Bon, pas d’événement sans le regard qui le pointe. Pas d’événement quand on a le doigt dans l’oeil. Pour se faire voir ça marche. Mais pour voir c’est un autre sport. Souvent il est fait peu de cas de ce qu’on regarde. Manque d’attention, l’esprit trop occupé à autre chose. Si bien que ce qu’on a sous les yeux ne s’imprime pas vraiment en tête. Bref, on voit sans regarder, ou l’on regarde sans voir, enfin dans un sens comme dans l’autre, on ne retient pas l’image qu’on a sous les yeux. Au point de ne plus rien voir, rien entendre, ni rien comprendre.

Disons trop souvent par manque d’attention, le regard distrait. C’est une hypothèse. On occulte ce qui nous semble accessoire, et on ne voit plus qui nous entoure. Trop habité par un univers de discours qui structure sa réalité et ses perceptions. Dans ce cas la vision trompe.

D’autant qu’entre l’oeil et le regard, s’y niche l’imaginaire. Par exemple en regardant une photo. Il est dit alors que la photo est parlante. Ce n’est pas la photo qui est parlante, c’est ce qu’on y voit dedans. Et chacun y voit ce qu’il y amène.

L’on ne voit pas que notre regard a dû énormément changé depuis que nous zieutons les écrans. Ce regard est devenu directionnel et n’est plus omni-directionnel. Regarder à travers le pare-brise, passer un temps archi-démesuré figé raide ou avachi devant un écran de télé, et aujourd’hui un écran d’ordi, ça change le champ de vision à coup sûr. D’autant qu’on nous y montre ce qu’il y a « à voir ». L’on y ordonne de regarder. Il n’y a plus à chercher à 360 ° dans « l’infiniment parcourable » ce que dans ce qui nous entoure, dans l’univers, le paysage ou la ville, dans lequel l’on s’immerge, ce qui nous frappera l’oeil et guidera la rétine. Parce que ce sur quoi l’on braquera les pupilles a bien une raison personnelle enfouie quelque part en soi. C’est comme sentir, comme goûter, comme tendre l’oreille. En fait c’est une information que l’on cherche parce qu’elle nous semble être utile. C’est l’équivalent de pointer du doigt. Tiens! regarde L’événement! Voilà un regard créateur de monde.

Donc oui, au fil du temps et à l’heure qu’il est, nous nous laissons déposséder de notre propre regard par un flux d’images livrées à domicile. Sans arrêt. Qui s’impose. Et qui créé un problème de taille: c’est passer complètement à côté du monde en passant à côté de ce qui nous constitue. S’en suit une sorte de vie au carré…aux formats variables. Dans la prégnance de clichés. Même avec une vague envie de les regarder, ça franchit quand même le seuil des paupières. Il n’y a rien de plus con, en fait.

Bon, ceci-dit ce qu’apporte l’intérêt pour l’image sur écran ou papier glacé c’est de se former à une sensibilité au regard. Et du coup, il se raconte ni plus ni moins une histoire. La sienne, une « variation libre ». Espérons.

Dommage de ne pas regarder la réalité même « introuvable » comme l’on regarde une image, comme l’on apprécie une photo. Regarder en fait c’est un exercice. Eh bien, c’est la leçon que je me suis faite à moi-même l’autre soir.

A ma table, sous un éclairage nocturne, des gens de connaissance se sont assis près de moi. Et je me suis mis à les regarder comme si je leur tirais le portrait. Pas en les dévisageant bien sûr. Et ces clichés-ci se sont inscrits en ma mémoire. J’espère pour un bout de temps. Et même si c’est éphémère je pense avoir saisi au mieux l’image de leur personne. Cet exercice consiste un peu à se passer de la prothèse qu’est l’appareil de photo. L’on regarde beaucoup plus longuement une photo d’un visage par exemple qu’on regarde ce même visage sans l’ustensile photographique ou tous les appareils à voir, enregistrer, filmer qui pullulent sur la planète.

En fait il s’agit de humer du regard, de goûter des yeux, de soupeser par la rétine, de rétablir une fonction d’activité de l’oeil, d’arriver à la vision correcte voire à la perception visuelle optimum. De dévoiler ce qu’on recherche. Bon, voilà, c’est un exercice qui permet une fois avoir vu de revoir en fermant les yeux. Mais tout est question de temps et d’attention, c’est l’activité de contemplation.

Est-ce à l’origine pour cette raison que l’on parle de « manières de voir » ? Hé hé, à chacun sa manière de voir les choses… »qui arrivent ou n’arrivent pas ».

D.D


Les opinions du lecteur
  1. Françoise   Sur   8 juin 2011 à 19 h 26 min

    Mercredi 8 juin 2011 : journée du handicap. Je suis moi-même une appareillée. Non je n’ai ni une jambe en résine ni une oreille en plastoche. Ma prothèse, mon ustensile, est un appareil photo…

    Mais je me porte bien. Merci.

    Ma prothèse me permet en effet de me lancer des défis, de mettre en jeu le hasard et de me donner, parfois le vertige.

    Mais si on regarde parfois « beaucoup plus longuement une photo d’un visage par exemple qu’on regarde ce même visage sans l’ustensile photographique » peut-être est-ce-parce que la photo est aussi, à sa façon, une ombre, ou le dépôt d’une ombre, et que toute photographie est le souvenir d’un rayonnement, d’une occurence du rayonnement, et la prémonition d’une ruine, ou d’un effacement. (Jean-Christophe BAILLY- L’instant et son ombre)

  2. françoise   Sur   9 juin 2011 à 11 h 33 min

    360°…
    « Et que de l’horizon embrassant tout le cercle »
    dit le Spleen Baudelairien…
    J’ai vu récemment qu’une chaîne de télévision chinoise s’appelle : « 361° »
    Génial!
    Et je me dis que peut-être, ceux qui se promènent avec leur appareil photo en poche, cherchent toujours ce trois cent soixante et unième degré impossible!

  3. françoise   Sur   9 juin 2011 à 14 h 31 min

    « collectionner »? si c’est dans le sens d’accumuler, d’amasser, d’entasser…c’est affligeant.

    Je me fais l’idée de collectionneurs de capsules de bières ou de p’tites bagnoles comme de fétichistes nombrilistes…vaguement nostalgiques en plus.
    Si c’est collectionner, dans le sens de recueillir, oui, peut-être… mais pour partager les « instants captifs » alors?

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