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Du granite « Faites-en bon usage ». N°953

Écrit par sur 12 août 2020

Le fait que le mot matière soit dérivé du mot mater (mère) en dit long sur sa suprématie. La matière est ce dont nous sommes issus, ce dont nous sommes faits, et même si beaucoup trouvent vilain le terme matérialisme – notamment parce qu’il est dans une opposition historique avec la théologie –, chaque chose que nous savons et dont nous faisons l’expérience est matérielle, y compris le langage, la pensée et l’émotion.

Du fond du cœur d’un sculpteur qui n’aurait rien à faire s’il n’y avait pas de matière, je vous dis : « Faites-en bon usage ».

Tony Cragg, sculpteur – « Sculpture et langage », leçon inaugurale au Collège de France, prononcée le jeudi 24 octobre 2013.

Reparlons de nous, ce jour. De quel endroit sommes-nous ? Eh bien d’emblée, il convient de préciser que Radio Univers s’enracine dans un sous-sol géologique particulier. Celui de la partie nord-est du Massif armoricain. Qui résulte de la géodynamique cadomienne. D’où un sol des granites cadomiens (600 millions d’années env.) – en Bretagne, granite rime avec diversité – par le grain ou la teinte-, laquelle est le produit d’une histoire géologique complexe.

La valeur symbolique que l’on accordera ici à la pierre de taille ne renvoie pas au signe ostentatoire de richesse comme cela fut le cas pour le propriétaires aisés du XVIIIè siècle, la noblesse, la bourgeoisie et le clergé.

Ni au sort irréversible qui l’attend face à l’extractivisme qui investit dans sa destruction industrielle pour mieux l’exploiter en le concassant pour en faire un produit commercialisable sur le marché mondial du sable et granulat. Faisant fi de la matière, car « Le granite ça ne repousse pas ! ».

Par contre, nous nous attacherons fièrement aux formes sculpturales dictées non par l’utilitarisme mais par l’esthétique et l’imagination, livrées un temps par quelques artistes internationaux et tailleurs de pierre locaux.

Parmi ceux-ci, le sculpteur maître de la « taille directe« , Morice Lipszyc dit Morice Lipsi, qui, épaulé par les tailleurs de pierre (photo ci-dessus, Lipsi âgé est à la gauche de l’enfant au dossard 33) de la carrière Chauffetière de Saint-Pierre-de-Plesguen, a taillé et donné en une forme expressive, du sens et de la valeur à ce granite qui nous porte, le Granit Bleu.

« J’appartiens à la période de la génération qui s’orientait vers le cubisme, le surréalisme et vers d’autres -ismes du temps. Quant à moi, mon -isme me conduisait d’une manière différente, c’est-à-dire que je n’éprouvais pas le besoin de suivre ceux qui suivent. »

Morice Lipsi, sculpteur.

 

Portrait. Né en Pologne, Morice Lipsi (1898 – 1986) s’installe à Paris en 1912 et fait ses études à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. À partir de 1945, son travail le mène vers une sculpture purement abstraite. Il pratique exclusivement dès 1954 la taille directe de la pierre. Préférant les pierres les plus dures, en les attaquant directement au pic, Lipsi met au jour ses plans anguleux, larges, grumeleux, suggérant le travail de l’érosion, du vent et de la pluie. Pour lui, les formes expriment la symbiose de la matière avec l’ouverture sur l’infini spatial. Morice Lipsi est partisan de la création d’un nouveau style architectural européen intégrant les arts plastiques. Malgré ses 400 oeuvres, il reste de nos jours parmi les oubliés de la sculpture moderne : les « -ismes du temps » seraient-ils une question toujours à l’ordre du jour ?

Parmi ses formes spatiales visibles et durables réalisées entre autres pour Tokyo, New-York ou encore Tel-Aviv, la plus connue du grand public a été la colonne olympique de Grenoble (photo ci-contre). Réalisé non en Granit Bleu mais en Granit Rose breton, ce totem – 11,90 m de hauteur- aux bras ouverts en symbole d’amitié, au volume sculptural monumental – dressé en bord d’autoroute A48, à l’entrée de Grenoble à l’occasion des Jeux olympiques d’hiver de 1968- a été façonné par les tailleurs de pierre de la carrière Chauffetière.

Comme l’ont été ces autres travaux, ci-dessous deux de ses réalisations en Granit bleu. A gauche, Hommage à Vitullo, 1963 Seibu gallery, Masters of Modern Sculptures, Tokyo, Osaka, Fuhuota, 1973 – Granit Bleu (Bretagne), 215 x 72 x 74 cm ; à droite, Canjuers, haut dans le ciel, 1972-74 – Granit Bleu (Bretagne), 280 x 820 x 130 cm, Camp militaire de Canjuers, Var.

 

Ou ci-dessous, à gauche, Dialogue de la diagonale et de la verticale, 1972 Lycée Felix Le Dantec (Lannion) Granit Rose ; à droite, Gertrude, 1974 Lycée professionnel Rosa Parks (Rostrenen), « sculpture spatiale », 2,90 x 3,15 m – Granit Bleu (Bretagne).

Il reste dans le monde une bonne part de rêve qui n’a pas encore été utilisée, d’histoire qui n’a pas été élaborée, de nature qu’on n’a pas vendue. »

Ernst Bloch, philosophe.

Mais indépendamment de l’inspiration de l’artiste – que l’une d’entre nous a pu côtoyer à cette occasion-, je renvoie à cette photo mise en exergue du collectif des tailleurs de pierre de Chauffetière. Car c’est dans les mains de ceux-ci, de l’extraction au façonnage, que se sont révélées ces formes. Dans le travail rythmé des percussions qui font éclater la roche. C’est-à-dire – pour la poignée d’entre eux apportant leur savoir pratique à l’édifice collectif- les mouvements manuels habiles sur un médium solide dans la répétition rythmique d’un mouvement, comme l’observait le penseur des techniques et de la culture, André Leroi-Gourhan « (…) les rythmes sont créateurs de formes ». Rythmes sans lesquels nous n’aurions ni bifaces ni cathédrales.

(…) les rythmes sont créateurs de formes ».

André Leroi-Gourhan, ethnologue et préhistorien – La Mémoire et les Rythmes, t.2.

« Toute fabrication est un dialogue entre le fabricant et la matière » annonce Leroi-Gourhan. Comme un échange de questions et de réponses au cours duquel chaque geste réclame une réponse de la part de la matière qui aidera à s’orienter vers son résultat – par exemple, en estimant du bout des doigts le fil de la pierre.

Sur cette surface en vibration, c’est alors une multiplicité de gestes à la recherche de leur propre sens, parce qu’ils ne sont plus gouvernés par la ligne droite du point de départ au point d’arrivée – par exemple, dans la production habituelle de pierres tombales.

« La main humaine est humaine, déclare Leroi-Gourhan, par ce qui s’en détache et non par ce qu’elle est. » En bref, c’est une correspondance développée pendant des vies entières de pratique pour se trouver concentrée dans des mains habiles.

Mais c’est une correspondance qui demeure toujours inexprimée. Car c’est ce geste individuel du tailleur de pierre silencieux qui se retrouve paralysé lorsqu’on lui demande d’expliquer ce qu’il fait et la façon dont il le fait. Ces tailleurs de la roche la plus dure qu’il soit – les monolithes de granite- au burin – non à la disqueuse de l’extractivisme du capitalisme industriel-, aujourd’hui ont disparu, et avec eux ces rythmes laissant émerger depuis la nuit des temps les formes qui font sens : la force esthétique et la dignité humaine. Dont ici nous ne donnerons jamais le triste destin de s’achever en oubli.

Le musée « Sammlung Lipsi » à Hinwil, Suisse, voir ici.

D.D

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de l’ extractivisme.

 

 

 

 

 

 

 

 


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