En ce moment

Titre

Artiste

 Titre diffusé : 

 Titre diffusé : 

Background

Ruisselets. N°680

Écrit par sur 22 avril 2015

Ruisselet« Chose admirable et qui m’enchante toujours ! ce ruisselet est pauvre et intermittent ; mais son action géologique n’en est pas moins grande ; elle est d’autant plus puissante relativement que l’eau coule en plus faible quantité. C’est le mince filet liquide qui a creusé l’énorme fosse, qui s’est ouvert ces entailles profondes à travers l’argile et la roche dure, qui a sculpté les degrés de ces cascatelles, et, par l’éboulement des terres, a formé ces larges cirques dans les berges. C’est aussi lui qui entretient cette riche végétation de mousses, d’herbes, d’arbustes et de grands arbres. Est-il un Mississipi, un fleuve des Amazones qui proportionnellement à sa masse d’eau, accomplisse à la surface de la terre la millième partie de ce travail ? Si les rivières puissantes étaient les égales en force du ruisselet temporaire, elles raseraient des chaînes de montagnes, se creuseraient des abîmes de plusieurs milliers de mètres de profondeur, nourriraient des forêts dont les cimes iraient se balancer jusque dans les couches supérieures de l’air. C’est précisément dans ses plus petites retraites que la nature montre le mieux sa grandeur. Etendu sur un tapis de mousse, entre deux racines qui me servent d’appui, je contemple avec admiration ces hautes berges, ces défilés, ces cirques, ces gradins et la sombre voûte de feuillage qui me racontent avec tant d’éloquence l’œuvre grandiose de la goutte d’eau. » (page 68). Ce court paragraphe est d’Elisée Reclus, tiré de son récit L’Histoire d’un ruisseau.

Autre extrait. « L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse, est l’histoire de l’infini. Ces gouttelettes qui scintillent ont traversé le granit, le calcaire et l’argile ; elles ont été neige sur la froide montagne, molécule de vapeur dans la nuée, blanche écume sur la crête des flots ; le soleil, dans sa course journalière, les a fait resplendir des reflets les plus éclatants ; la pâle lumière de la lune les a vaguement irisées ; la foudre en a fait de l’hydrogène et de l’oxygène, puis d’un nouveau choc a fait ruisseler en eau ces éléments primitifs.  »

Le poète-écrivain français Élisée Reclus (1830-1905), actif durant la Commune de Paris, était un homme multiple qui débordait les frontières : styliste, savant, anarchiste, végétarien, féministe et naturiste. Précurseur de ce que nous appelons l’écologie, il était plutôt connu comme géographe de renommée internationale, bien qu’en dehors des institutions étatiques, un choix cohérent avec lui-même eu égard à son éthique naturaliste et communiste anarchiste revendiquée. Son écriture –un joyau littéraire- correspond à ses convictions : diffuser un savoir émancipateur auprès d’un public profane. Pour ce faire, la beauté. « L’impression de la beauté précède le sens du classement et de l’ordre », écrit Reclus.

Lors de la présentation de son livre L’Imaginaire de la Commune, la philosophe new-yorkaise Kristin Ross nous rappela l’importance de ce Élisée Reclus, bien sûr dans l’histoire de la pensée écologiste et libertaire, mais aussi par l’image qui se dégage de l’Histoire d’un ruisseau. Dans lequel le géographe y fait l’éloge du ruisselet, du ru, du ruisseau. Qui marque ainsi le sol. La philosophe y voit l’imaginaire de la Commune qui toujours et encore vivace, creuse, sculpte et forme. Et comme les ruisseaux se multiplie…

Ainsi écrit-elle : « Comme je tentais de reconstituer la survie immédiate du mouvement –ce qui s’est passé du vivant de ses participants- j’ai repensé à une image qui vient du livre que Reclus préférait parmi tous ceux qu’il a écrits, L’Histoire d’un ruisseau. Dans ce petit livre, destiné aux écoliers, et qui figurait souvent parmi les prix distribués aux élèves à la fin de l’année, il évoque « la forme serpentine » des « ruisselets (…) qui se creusent sur la plage de l’Océan après le reflux de la marée ». Si, pour nous, la marée est à la fois grandeur de l’aspiration et des accomplissements de la Commune et la violence du massacre qui l’a écrasée, dans le sillage, mais aussi au cœur même de ces deux mouvements de forces antagonistes gigantesques apparaît déjà, dans le sable, un minuscule réseau de bulles d’air, signes de la présence d’un monde invisible. Ce système d’échanges rapides, de croisements et de collaboration, des formes symboliques de solidarité et de rencontres sporadiques, aussi éphémère fût-il, exerce lui-même une force d’entraînement. » « (…) L’Histoire d’un ruisseau a aussi un autre intérêt pour nous, celui de nous aider à comprendre la puissance historique disproportionnée de la Commune rapportée à l’échelle relativement modeste de l’événement.» (Introduction à L’Imaginaire de la Commune).

A méditer en cette saison d’épanouissement végétal, pendant les promenades, en suivant du regard le filet d’eau, les brins d’herbe et les feuilles en dérive à sa surface, ses remous, ses ondulations. Quand la promenade au bord de l’onde ruisselante donne une tiédeur à l’air et au reste, charme, joie discrète… Et plus encore.

A méditer encore sur l’image qui vient de ce « minuscule réseau de bulles d’air ». Ce n’est pas ainsi par hasard mais en toute logique que Kristin Ross convaincue que « le monde des communards nous est en réalité bien plus proche que le monde de nos parents » et que « ce sont les actions qui produisent des rêves et des idées et non l’inverse », se retrouve aux côtés de Jacques Rancière sensible à la parole ouvrière, de Geneviève Fraisse à celle des mouvements féministes, et d’une cinquantaine d’intellectuels dont Bernard Friot et Cédric Durand par exemple, à soutenir les manifestants contre les « diktats vigipiratesques et les arrêtés préfectoraux » d’interdiction de manifester. Toutes et tous sont signataires de la tribune récente et forte utile pour le droit à manifester. Qui est »un droit non négociable ».

Parce qu’aujourd’hui en France, il « existe des territoires et des villes où manifester peut conduire derrière les barreaux« . C’est « (…) ce qui se renforce et se dessine localement, à partir de manifestation, piquet de grève ou mobilisation des luttes sociales et politiques, dont on peut craindre, si l’on n’y prend garde, qu’elle ne devienne lot commun dans tout le pays. »

Pour quel motif ? “Aujourd’hui à Toulouse, sorte de ville-laboratoire, la moindre mobilisation revêtant une dimension un tant soit peu politique, féministe, antiraciste ou de solidarité internationale avec le peuple palestinien est encadrée, lorsqu’elle n’est pas interdite, comme si le moindre acte militant public portait en lui le germe du ‘terrorisme’”, écrivent-ils. Les signataires de cette tribune invitent ainsi « chacune et chacun, en conscience, à mesurer la gravité de la situation actuelle. »

« Chose admirable et qui m’enchante toujours ! … « écrivait donc en son temps Elisée Reclus. Mais déjà il n’était pas sans ignorer que la belle histoire du ruisselet peut finir busée en canal de dérivation. Ou encore réduite à son apparence bucolique aménagée pour balade du dimanche. Ici et , ne serait-ce pas selon ces mêmes images que l’on tente d’évacuer la démocratie ?

D.D


Les opinions du lecteur

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.


Continuer la lecture