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« Rivières ». N°1050

Écrit par sur 22 juin 2022

Les guerres fatiguent même ceux qui ne les combattent pas. L’Ukraine est reléguée dans l’actualité, sans reléguer sur les champs de bataille.
Pour ceux qui choisissent librement d’apporter une goutte de soulagement, la nouvelle n’expire pas.
L’Ukraine est traversée par des grands fleuves orientés nord-sud, à l’exception du court tronçon frontalier à l’embouchure du Danube.
Bug, Dniestr, Dniepr, Donec et affluents irriguent les plaines en temps de paix. En temps de guerre, ils deviennent des barrières.
L’histoire de ces régions s’est déroulée avec des batailles sur les rivières. La Volga était la dernière frontière et le dernier rempart contre l’armée nazie, arrêtée sur la rive ouest à Stalingrad. De là, elle a ensuite été repoussée rivière après rivière jusqu’à la Spree à Berlin.
De nouveau les fleuves deviennent des tranchées, tous les ponts sont minés ou déjà dynamités pour entraver l’avancée de l’invasion.
J’ai négligé les rivières de la guerre. Aujourd’hui, je reviens des rives de la Tisa, un affluent du Danube, qui marque un tronçon de frontière entre l’Ukraine et la Roumanie.
Dans son courant se noient des hommes qui ne veulent pas se battre. Ils tentent de passer à gué pour échapper à la conscription obligatoire dans l’armée de leur patrie envahie.
Celui qui réussit a pour conséquence d’être banni de son pays en guerre, un adieu définitif. Si la paix revient, il ne le fera pas.
Je n’ai pas à demander à un déserteur ses raisons publiques ou privées. Si je n’avais pas été exonéré du service militaire pour excès de conscription, j’aurai échappé à l’obligation d’obéissance. Je me souviens bien de ma certitude. Je ne sais pas si je l’aurais gardé au cas où l’Italie avait été envahie.
J’écris ces lignes sur les déserteurs sans aucun jugement sur eux. Je n’ai ni l’étoffe ni la vocation d’un juge.
Je les nomme afin d’adresser une pensée à la rivière Tisa qui ramène leurs corps sur quelque rive en aval. »

Erri De Luca, écrivain – sur le blog du site de sa fondation, le 20/06/2022.

L’actualité est passée à autre chose, et ne reviendra qu’épisodiquement à cette guerre effroyable au coeur de l’Europe. J’y reviens. Dans l’écart entre le quotidien de l’actualité et le surgissement de l’impromptu. Car depuis les tous premiers temps de l’invasion russe, il m’est réapparu à l’esprit et y persiste des images d’une traversée des montagnes frontalières des Carpates d’0uest en Est. Et sur le trajet d’avoir longé, comme De Luca, le fleuve frontalier de la Tisa. Puis plus à l’Est, du Prut – voir photos.

Une précision. Il y a, jour pour jour, vingt-deux ans. C’était alors en temps de paix et de géographie champêtre. En apparence seulement. Puisque c’est à partir de ces années 2000, que la Russie a planifié un travail de restauration de sa puissance, selon Aude Merlin, spécialiste de la Russie et du Caucase.

Pas loin du pont sur lequel j’avais pris ces deux photos, un petit parc dans le village frontalier abritait un minuscule marché bien à l’ombre. Dans lequel une dizaine de personnes âgées, des ukrainiens ou moldaves très pauvres, passées en Roumanie pour quelques heures étaient venues y vendre des toutes petites choses, tels que des petits boulons rouillés, des boutons usés, de vieilles aiguilles à coudre, le tout à l’unité, des tout petits riens. Un marché sans bruit, à l’écart. Etrange atmosphère.

Ainsi ces images ressurgissent à l’esprit du badaud en pleine séance de tourisme. Et il se teinte alors de couleurs terre, bleu pâle, vert d’eau, vert des forêts d’épicéa dont j’en ai ramené un échantillon, un cadeau de paysans roumains, qui domine magistralement le quartier désormais.

Et mes pensées se teintent alors des longs et lourds tapis bariolés déroulés sur les rives des fleuves partiellement asséchés du mois de juin, tapis étendus, rampants au sol pour y être lessivés. Matières vivaces et corps humains à la tâche dans un rituel au retour aux sources liquides de la vie.

Beaucoup de silhouettes dépareillées et de tapis car les intérieurs des maisons transylvaines en sont abondamment garnis. Ils isolent, réchauffent et décorent. Ces gens des fleuves et rivières nous offrent-là leur intimité en quelque sorte, qu’ils dévoilent annuellement par nécessité d’usage dans un grand moment de lessivage avec des gestes nés en d’autres temps. Et à l’occasion, de bains de soleil, de langueur enjouée ou d’escapades aquatiques. L’étendu du vivant au ras du sol. Attachant. Vu du pont, c’était très beau, comme des damiers colorés – même si mes photos en témoignent guère.

Pour vous situer les photos ci-dessus : dans l’encoignure Est de la Roumanie. D’un bord (forêt), l’Ukraine; de l’autre (la plage), la Roumanie. Pas très loin (dans la perspective), la Moldavie. Tronçon frontalier infranchissable l’hiver, facile à traverser l’été…

L’éternelle question est toujours la suivante : ces rives, sur lesquelles de tout temps se sont déposés les corps vivants ou morts, qu’ont-elles encore à nous dire ?

D.D

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour d’ Erri De Luca. Ainsi qu’autour de l’ Ukraine en guerre.

 


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