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Prose et poésie. N°632

Écrit par sur 21 mai 2014

Ci-contre la campagne d’affichage municipale à l’occasion du festival poétique des Polyphonies organisé à (et par) la Maison de la poésie de Rennes et à la Péniche Spectacle (amarrée canal Saint-Martin le temps du festival). Ou comment de façon très éphémère la poésie habite la ville en signalant sa fragile existence -fort discrètement, fond gris, sans prose publicitaire (formule d’accroche ou provoc)- dans les grandes avenues. Par des placards –étymologiquement : » écrit injurieux ou séditieux appliqué au coin des rues, ou répandu parmi le peuple ».

Cette image sous écran de verre consacrée vite fait à la poésie, ne serait-ce que le temps d’une affiche, m’apparaît si décalée de la prose événementielle habituelle, dont on évalue l’impact, qu’elle me donne envie de retranscrire ici paradoxalement cet extrait de la conférence du philosophe et sociologue Edgar Morin qui s’est tenue à l’Université de Nantes, en décembre dernier. Qui portait le titre de l’un de ses ouvrages: « Amour, poésie, sagesse ».

« La prose c’est ce que nous devons faire pour gagner la vie, c’est quelque chose que nous faisons sous la contrainte, ou que nous faisons sans plaisir. Dans beaucoup de métiers qui sont des métiers d’aliénation, d’asservissement, parfois d’humiliation. Et la poésie de la vie c’est effectivement tout ce qui donne un sentiment d’exaltation, de communion. Et il y a des métiers aussi qui vous donnent la poésie, les métiers d’artistes, métiers d’art, du théâtre, etc. Même si on souffre dans la gestion de l’œuvre, on découvre une joie à l’accomplir.

Il y a ces deux aspects de la vie. Le problème de notre civilisation moderne c’est un déferlement de prose.

Ce qui est intéressant c’est qu’à partir du début du XXème siècle va se développer la civilisation technique industrielle et la machine à vapeur, le développement du capitalisme, de la marchandise, de l’argent, du rôle de l’argent. Et contre cet aspect de plus en plus prosaïque de la vie, il va y avoir deux révolutions poétiques.

La première c’est le romantisme. Le romantisme, en Allemagne, en Angleterre, en France, en Russie avec Pouchkine, vous avez cette explosion. Et surtout chez des adolescents, des jeunes gens qui par réaction à ce monde de plus en plus lié au pouvoir technique, matériel, à l’économie, vont vouloir exprimer l’aspect poétique de la vie. Dans leurs poèmes leur nostalgie, la musique de l’affectivité, la musique de l’âme, la musique des sentiments, la musique de l’amour, la musique de la nostalgie.

Et la deuxième révolution va être celle du surréalisme. Le surréalisme va être tout à fait conscient que la poésie n’est pas seulement quelque chose qui se trouve dans les textes poétiques ou même dans la prose poétique, mais que la poésie doit être vécue dans la vie quotidienne. La capacité à s’émerveiller, à s’étonner, à rimer. C’est pour ça que les surréalistes ont donné à l’amour une place suprême dans leur conception. Et vous le voyez s’exprimer par Breton, comme Aragon par ses poèmes pour Elsa.

Vous avez donc cette révolution surréaliste et ce que j’exprime ici, si vous voulez, c’est une prolongation de cette idée surréaliste que la poésie doit être vécue. Et pas seulement récitée ou écrite. Alors il y a la phrase du poète allemand romantique Hölderlin qui dit : « Poétique l’homme habite la terre ». C’est vrai. Mais il habite aussi prosaïquement. Autrement dit l’homme, l’être humain, devrait habiter poétiquement.

On ne peut pas éliminer tout à fait la prose. Mais c’est un problème qui peut avoir un aspect social et politique même. C’est de vouloir pas seulement pour ceux qui souffrent de la misère, de l’humiliation, de la pauvreté, qu’ils aient un autre niveau de vie matériel, il faut qu’ils puissent accéder à cet état poétique. D’ailleurs beaucoup y accèdent (…).

Nous sommes victimes d’une invasion de prose, sous sa forme du reste la pire, c’est-à-dire sous sa forme économique, sous sa forme quantitative, où tout devient chiffré, tout devient quantifié. On évalue, on met des notes, on veut la compétitivité, on chiffre le niveau de vie par le PIB. D’autant plus que la politique elle s’est dissoute, désintégrée au sein de l’économie. On dit « Ah ! la croissance ! Ah ! le PIB ! » On ne voit que ces choses là qui ne sont que quantitatives, on oublie complètement les êtres humains.

D’ailleurs le calcul ignore tout ce qui fait l’humanité. Ignore nos sentiments, ignore nos amours, ignore nos désamours, ignore nos chagrins. Et donne quelques indications mais nettement insuffisantes. Et si vous voulez quantifier l’amour, alors vous allez trouver une unité de mesure que vous allez appeler le Cupidon. Et vous allez avoir quelqu’un qui va vous faire une déclaration d’amour : « Mademoiselle, mon amour je peux l’estimer à 10 000 Cupidons. Et le vôtre ? »

Absurde. Vous voyez donc que là aussi nous devons RESISTER à cette quantification. De même que nous devons résister à cette domination de la chose qui n’a que des chiffres. Pour le moment : l’argent. La domination de la spéculation financière, du capitalisme. Toutes ces choses là sont liées pour nous prosaïser la vie. Pour nous enfermer dans la prose. Et du reste, on résiste. On résiste dans les bonnes bouffes entre amis. On résiste dans les bons repas de famille. Les jeunes résistent quand ils font leurs fêtes (…). On résiste même individuellement. On résiste par petits groupes. Il faudrait qu’on résiste de façon encore plus grande. Et donc là-dessus il est certain que la résistance de la poésie est inséparable de la résistance de l’amour qui est la vérité la plus profonde de notre vie. »

Puis Edgar Morin en grande forme, combatif, termine son propos en entonnant la chanson Pauvre Rutebeuf.

« Que sont mes amis devenus Que j’avais de si près tenus Et tant aimés Ils ont été trop clairsemés Je crois le vent les a ôtés L’amour est mort-e … » Que j’avais eu à apprendre en classe. Que j’avais tant aimé. Comme d’hab’ une poésie qui m’avait probablement causé quelque souci quand il avait fallu la réciter au pied du tableau noir, faute de ne pas l’avoir apprise par cœur. Qui néanmoins m’avait fortement touché.

On en connaît la raison -comme il l’écrit dans Amour Poésie Sagesse -Editions du Seuil : « Le but de la poésie reste tout aussi fondamental, c’est de nous mettre dans un état second, ou plutôt, de faire que l’état second devienne l’état premier. Le but de la poésie est de nous mettre en l’état poétique.» (pg50). « Lorsque Rimbaud dit : « Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit », il montre qu’il a compris qu’il y a dans le désordre quelque chose sans lequel la vie ne serait que platitude mécanique.» (pg 60).

L’antidote poétique à la prose généralisée se tient du 23 au 25 mai. (Gratuit).

D.D


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