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« Sans amour on n’est rien du tout ». N°535

Écrit par sur 20 juin 2012

Et, en effet, ce qui peut disparaître de toute transmission des idées (cf Chronique n°533), parce que publier son texte dans un journal éphémère peut nuire à son partage dans le temps, lui donne plus de valeur encore lorsqu’il reparaît sans avoir pris une ride. Autrement dit, ça n’allait pas de soi: il aurait pu (il était parti pour), ce beau texte que je m’empresse de mettre en ligne, rallier la fausse commune des textes-manifestes en faveur d’une transformation du monde et d’un changement de vie. C’eût été dommage. N’est-ce pas. Alors voilà:

« Aujourd’hui, pour qu’une démocratie existe, l’amour doit être su, la mort pensée, la pensée amoureuse.
A l’orée de la philosophie occidentale, Le Banquet: l’éros comme voie d’accès à la pensée, et à son amour, la philosophie. Si l’amour est l’épreuve de la pensée -son occasion et son exercice- le savoir qui en résulte, c’est la République. L’érotique est le moteur de la pensée, la philosophie son chemin, le politique son but.
Nous avons trop douloureusement appris en ce siècle ce que se taire veut dire, pour ne point déclarer maintenant que ce qu’il nous faut penser et vouloir, c’est une République qui se donne comme énergie et avenir ce que Le Banquet nous fait désirer: l’amour.
Il faut beaucoup de temps pour entendre l’écho de la foudre. Combien de temps encore pour réaliser que le bonheur est une idée neuve en Europe?
Est-ce que depuis Saint-Just, chaque génération est condamnée à entrer dans la vie en rêvant d’une conspiration des égaux, s’illuminer dans l’amour fou pour se courber ensuite sous le poids de la lutte à mort pour la reconnaissance et la maîtrise? Est-ce Calliclès qui a raison; l’amour -ce qu’il requiert de désir de vérité et ce qu’il donne comme évidence qu’elle existe se réduit-il à un élan juvénile qu’aucun homme sensé ne jure digne de son âge et du respect qu’il se doit? Socrate qui s’en fait le chantre et passe son temps à discourir ses mérites, ne se rend-il pas compte qu’il est obscène? Toujours retentit l’anathème de Calliclès. L’amour est obscène.
Mais que cache à son tour cette obsession de l’obscénité? Pourquoi de Calliclès à Hegel, l’état du savoir se résout-il en savoir de l’Etat, borne de l’aventure humaine, terme de la Phénoménologie de l’esprit?
Qu’est-ce qui ne veut pas être dit dans cette affirmation mégalomaniaque du Savoir, voilant dans son exposition le désir qui l’anime? La panique devant l’impensable et l’inconnaissable: la mort et l’amour primordial. Le bouche-trou de cet abîme que l’on ne veut pas voir, pas même Oedipe, s’intitule le « lien social ».
En effet, à partir de quelles circonstances historiques s’élaborent les théories politiques qui, tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, en Europe, imaginent des dispositifs juridiques et institutionnels pour mettre fin au despotisme de la terreur? La France et l’Angleterre sont à feu et à sang, dévastées par des guerres de religion. Le meurtre règne partout et nul n’est à l’abri du massacre ou de l’assassinat. Le premier droit à revendiquer, c’est donc « le droit à la sûreté »; que chacun ait au moins la propriété de son corps et de sa vie. Pour que « l’homme cesse d’être un loup pour l’homme », il faut construire une machinerie qui relie les hommes entre eux, de telle sorte qu’ils trouvent avantage à ne pas se tuer. Ce lien social, à partir duquel peuvent se rassembler des individus différents et former une société civile, procède du fameux Contrat. Au-delà de leurs très grandes oppositions, Hobbes, Locke, Condorcet, Rousseau visent la même fin: l’arrêt de « la guerre de tous contre tous », par le même moyen; l’établissement d’une charte fondamentale qui garantit la paix pour tous, si chacun consent à aliéner une part de sa Liberté en se soumettant à la Loi générale.
Ainsi, l’instauration du lien social met un frein à l’agressivité généralisée des uns contre les autres, mais c’est au prix de la disparition de l’autre singulier, en chair et en os, aussi bien dans la fiction théorique qui fonde le Contrat que dans la société de droit qu’il met en place.
En effet, avant le Contrat, dans « l’Etat de nature », l’homme est seul. Quand, à l’occasion, il lui arrive de rencontrer un autre, non seulement il ne le reconnaît pas comme son semblable, mais il prend peur, s’enfuit ou tente de le tuer. L’autre que lui même n’existe pas. Mais une fois la société du Contrat établie, la guerre de tous contre tous ayant cessé, l’autre que moi n’existe pas plus, puisque chacun s’est aliéné dans le « Grand Autre » de la loi générale, ayant perdu de ce fait toute singularité qui pourrait faire signe à une autre singularité. Le lien social installe chacun dans sa dépendance solitaire au général, et interdit tout lieu d’altérite, puisque une société n’est pas constituée des rapports des uns aux autres, mais fondée à partir du coup de force d’une puissance transcendante aux uns et aux autres, la Loi.
On en arrive à cette étrange situation: le lien social qui était censé faire communauté, engendre des êtres séparés qui ne forment groupe que parce que chacun est également aliéné à un surmoi extérieur, qui ne vaut pour tous que dans la mesure où il ne prend en compte personne. Un collectivisme à base de solitudes: étrange alchimie. Et c’est pourtant elle qu’on présente comme solution enfin trouvée aux malheurs des hommes: le libéralisme. Qu’est-ce que le libéralisme en effet? Un onanisme philosophique qui ne possède d’autres moyens de toucher l’autre et le monde que « la main invisible ». L’individu est tout seul; il ne pense qu’à son intérêt, calcule son profit et ce faisant, invisiblement, se trouve en contact avec un autre invisible, qui également calcule son profit et agit au mieux de ses intérêts. Cet individu appelé « l’homo economicus » voit son Grand Autre qui lui parle: le Marché.
Marx a eu beau signaler le caractère thaumaturgique du Capital, puisqu’à l’égal de Dieu, il s’engendre lui-même, on voit mal par quel miracle une relation d’amour puisse s’instaurer invisiblement entre deux « homo economicus ». Mais une courbe de croissance ou un bilan exigent-ils d’être aimés?
Que pour mettre un terme au carnage, la société du contrat aménage le désert de l’amour, par négation absolue de l’autre, ceux et celles qui désirent voir et réellement toucher, avec des mains qui n’ont rien d’invisibles, le refusent radicalement. Depuis les romantiques qui stigmatisent la bassesse des Philistins, jusqu’aux surréalistes qui revendiquent l’amour fou et de droit à l’insurrection du rêve, tous, en mal et en désir d’amour, mettent leur ferveur dans leur fureur à détruire cet ordre social qui détruit l’amour. Puisque le lien social communautaire insulte et empêche tout désir et toute rencontre qui ne soient pas marchands, puisque toute connaissance positiviste se roule dans l’abjection de Monsieur Homais, mettons les à bas et que brûlent les flammes de la fête insurrectionnelle et de l’amour panique.
Et certes, nous fûmes leurs héritiers,nous qui gonflés de la haine de cet ordre pétainiste et soulevés par la folle espérance de la fraternité des conspirateurs de l’amour, nous projetions sur les ruines du vieux monde les fulgurances du désir hasardeux, du plaisir partagé, de la tendresse éblouie et de l’amour vainqueur. Tous les matins, nous psalmodiions nos prières. Plus j’ai envie de faire la révolution plus je suis amoureux; plus j’aime l’amour, plus je deviens révolutionnaire. Mais le siècle nous avait rattrapé et dépassé. Nous voulions parler haut et fort, déclarer notre amour et nous empruntâmes des vieux langages faisandés, ceux qui encore voulaient aliéner la révolte individuelle contre un monde de haines et de mépris, avec des mots de plomb et de violence. Nous voulions dire feu sur la haine et nous en vînmes à parler avec haine. Nous voulions mettre hors la loi le désamour et la loi paranoïaque de l’exclusion, du rejet, de la condamnation et quelquefois de l’écrasement, nous fît la loi, pauvres agis d’un discours sadomasochiste qui faillit nous emporter, nous qui devînmes abouliques, aphasiques et quelques fois même suicidés. C’est que nous crûmes encore que l’amour n’était pas immédiat; qu’il n’était pas la parole, et le faire, et l’horizon et la pensée. Nous pensions encore qu’il fallait des conditions, des médiations pour l’amour, son advenue, sa durée et sa défense: une bonne société pour qu’il existe. Ce que nous n’avions pas compris, ceci: ce n’est pas un bon lien social qui permet l’éclosion de l’amour, c’est l’amour lui-même qui fait le lien social. Edith Piaf a raison « Sans amour on n’est rien du tout ».
Chaque époque historique produit toujours le sens de son intelligibilité. Ce n’est pas l’histoire qui a tort, mais ceux qui la voient mal et la travestissent. Le soi-disant retour à l’individualisme et à la vie privée, dont nous bassinaient ceux qui n’avaient d’autre titre à décrypter l’air du temps que leur haine de Mai 68, ce qu’il signifia d’amour de chacun pour l’autre et tous ensemble, marque bien plutôt, d’une manière qui aveugle ceux qui ne veulent pas voir, qu’aucune instance, structure, institution, collectif, appareil, parti, association, etc. ne se justifient par eux-mêmes. Il ne valent pas une heure de labeur ni de pensée, si ils ne sont au service de ce qui fait tenir debout les hommes assemblés, en rapport les uns avec les autres, le rapport amoureux.

Aujourd’hui, pour qu’une démocratie existe, l’amour doit être su, la mort pensée, la pensée amoureuse. L’amour est la seule question politique de notre temps. »

Jean-Paul Dollé.
Publié dans l’hebdomadaire Légende du siècle- la conspiration des égos-mardi 5 mai 1987. N°1.

Tombe-t-il à pic, oui, non? Dans ce texte j’y vois comme une vision prophétique. Avait-il pressenti en 87 qu’un président tellement imbu de lui-même, s’enivrant tout seul, allait faire l’apologie de « la guerre de tous contre tous »? Souhaitons que nous venons de clore cette épisode… de sinistre mémoire. Déjà! Que ce texte ait été publié 25 ans jour pour jour et une poignée d’heures avant ce 6 mai dernier, date à laquelle « On a repris la Bastille« , m’enchante. Mais il aura fallu, grâce à cette séquence étouffante, la double séquence électorale qu’on vient de vivre s’entend, attendre la confirmation sortie des urnes de dimanche. Combien de nerfs en pelote? Grand mal à dire que c’est avec amour que j’ai pris plaisir en votant à botter les fesses de ces têtes à claques du quinquennat précédent qui aura tenté d’instituer au plus haut point l’idéologie de « l’homme est d’être un loup pour l’homme ».

Maintenant, l’on sait que toutes les grandes inventions, à commencer par la démocratie et la tragédie, sont sorties d’une réalité historique précise, comme l’a très bien montré Cornelius Castoriadis. Le chantier est par conséquent ouvert. Pour changer l’état d’esprit de nos enfants, de nos proches, des autres, de nous-mêmes.

D.D


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