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Hommage à Marc Augé. N°1111

Écrit par sur 23 août 2023

Il y a quelque chose de plus fort que la mort, c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants ».

Marc Augé, ethnologue et anthropologue.

Je vous confie une chose, je m’en vais consulter assez régulièrement sur le site de l’hébergeur de Radio-univers.com, nos pages internet les plus visitées de la veille. C’est une petite manie sans grande importance, je suis curieux de savoir ce qui a motivé ces visites nombreuses. Sans réponse d’habitude.

Sauf que cette fois, après avoir observé entre le 15 et 17 août une forte consultation d’une Chronique assez ancienne consacrée à Marc Augé, ethnologue hors norme et anthropologue atypique, l’un des plus grands anthropologues reconnu dans le monde entier, j’en ai recherché la raison.

La voici: il est décédé le 24 juillet à Paris. Il avait 88 ans. Tristesse et lourde perte.

Cette Chronique qui a suscité cette fréquentation – dont nous sommes fiers- fut écrite à l’occasion de la sortie de son livre Qui donc est l’autre? – à relire ici.

Grâce au néologisme de « non-lieu » utilisé, même de manière inappropriée, par les médias, il est devenu mondialement célèbre. Ces espaces sociaux anonymes et stéréotypés, tels que les aéroports et les centres commerciaux, font désormais partie du quotidien : ils sont les emblèmes d’une société caractérisée par la communication et la mondialisation. Mais derrière cette définition se cachent des années d’études et de recherches qui ont fait de Marc Augé – voir Lieux-dits.eu– l’un des interprètes les plus pointus de notre époque.

Radio Univers avait capté en salle sa conférence d’emblée passionnante, qui s’était tenue en 2011 à Rennes, sur le thème « La prolifération des « non-lieux « .

A ré-écouter ici.

 

Des études et recherches bâties d’une part, sur l’idée que tout ordre social est simultanément organisation concrète et représentation (« la notion d’imaginaire social »); et d’autre part, sur une attention rigoureuse à des choses qui peuvent se révéler inattendues.

Dans son livre « L’Avenir des Terriens » (2017), c’est en anthropologue philosophe qu’il donne sa vision, à l’échelle planétaire, plutôt optimiste. « Je crois qu’on peut avoir une vue pas optimiste, mais pas pessimiste non plus, parce que la science continue de progresser« . Cela tombe bien, nous avons besoin qu’on nous dise ça, alors que l’humanité affronte, entremêlées, des inégalités sociales et anxiétés environnementales marquées. Et pour lui, l’humanité vit aujourd’hui les derniers soubresauts qui accompagnent l’émergence d’une nouvelle société planétaire. Ayons conscience, dit-il, d’appartenir à la même planète, de notre responsabilité, du rôle essentiel que chacun d’entre nous peut jouer pour nous dessiner un avenir meilleur pour nous même, habitants de la Terre. C’est ainsi qu’il y dessine le concept d’un “homme générique ”. Un homme universel qui face aux différences, prône une fraternité de l’humanité. Et ceci étant annoncé à partir de ses constats d’ethnologue et d’anthropologue, non d’un délire d’hypothèses : la sortie du religieux, le développement du numérique et des réseaux qui amènent l’homme à penser à l’échelle planétaire – il reste néanmoins perplexe et dépourvu face à cette technologie internet-, et en tirant les leçons des diverses expériences mortifères d’utopie, que la seule valable est celle de “l’éducation pour tous«  – à lire dans notre Chroniqueci.

Quant à son attention à des choses inattendues, entre autres il s’est penché sur les « Bonheurs du jour » – à lire dans notre Chroniquelà.

Nous reproduisons ci-dessous l’entretien paru dans le journal italien Il Giornale dell’Arte, n° 384, mars 2018.

D.D

Vous êtes devenu mondialement célèbre pour votre définition des non-lieux qui décrivait une société en perpétuelle évolution. Depuis, l’évolution s’est poursuivie et, à partir des non-lieux, grâce à ce que vous avez appelé la surmodernité, notre relation avec les lieux de socialisation s’est encore modifiée. Existe-t-il encore quelque part un bistrot (comme vous l’évoquiez dans un de vos essais) ou quelque chose de semblable dans lequel nous pouvons nous réfugier ?

Tout d’abord, il faut souligner qu’il peut y avoir des lieux et des non-lieux dans n’importe quel espace : quelqu’un qui travaille avec des collègues dans un aéroport peut avoir une relation stable avec eux et se sentir « chez lui » dans cet espace où l’on ne fait habituellement que passer. Il est vrai, cependant, qu’il y a un grand développement de lieux de circulation et de consommation dans le monde qui, pour la plupart de ceux qui les traversent, sont des espaces d’anonymat. Or, l’être humain est une créature qui a besoin d’espace et de temps pour tisser des liens avec ses semblables. D’où l’importance des lieux de rencontre, où l’on peut trouver les autres pour se trouver soi-même. Pour certains, cet espace peut être leur maison ; dans les grandes métropoles, les cafés peuvent jouer ce rôle. L’ambiguïté commence avec les espaces de communication, comme les réseaux sociaux ou la télévision : on se fait des « amis » sur les premiers et on s’habitue à certains présentateurs sur la seconde ; des habitudes se créent, mais dans un espace fictif et dans l’immédiateté. Le secret de la lutte contre l’isolement réside encore dans les relations d’amitié qui durent.

À travers un voyage dans différents lieux tels que l’Acropole d’Athènes et le mur de Berlin, mais aussi des œuvres littéraires et des films, dans l’essai « Ruines et décombres. Le sens du temps », vous nous avez proposé une réflexion sur la dimension temporelle, non seulement en tant que catégorie philosophique, mais aussi en tant que temps relatif, celui de notre vie quotidienne. Devons-nous nous résigner à un temps humain qui, entre contrats à court terme et loisirs technologiques, semble s’être avili ou être devenu une marchandise ?

Il est vrai que le temps semble être devenu un bien de consommation comme un autre. Pourtant, il reste l’expression de notre liberté intime et de notre identité individuelle : nos souvenirs nous appartiennent et nous essayons d’imaginer notre avenir indépendamment des boîtes préfabriquées dans lesquelles il semble enfermé. C’est encore dans les relations avec les autres (camaraderie, amitié, amour) que nous trouvons des manières originales et personnelles d’utiliser le temps, mais elles sont aussi épiées par l’idéologie de la consommation.

Avec la mondialisation du tourisme, il existe un risque évident de transformer de nombreuses villes d’art, en particulier en Italie, en nouveaux Disneyland ou parcs à thème. Cela a-t-il encore un sens de parler de la défense des valeurs du patrimoine culturel et artistique ?

Nous avons tous en tête les photos stéréotypées que les touristes prennent de la Tour de Pise. Et lorsque nous les voyons, en troupes disciplinées, s’approcher de lieux où sont exposés des siècles d’art et de beauté, nous pouvons ironiser. Mais je voudrais distinguer dans le tourisme de masse les individus qui retiennent chacun quelque chose de ce qu’ils ont vécu et vu. Les responsables devraient veiller à ne pas trop « organiser » la visite des lieux d’art. Mais il y a pire : j’ai vu une fois aux Etats-Unis une publicité pour un voyage à Disneyland France qui proposait en option une journée à Paris…

Internet et la mondialisation remodèlent notre société en changeant nos vies mais aussi notre perception de l’art du passé, des lieux culturels, des musées.

Nous pouvons dire que nous avons tout à portée de main, mais cela ne sert qu’à ceux qui savent déjà et peuvent ainsi compléter leurs connaissances. Pour ceux qui ne savent rien ou très peu, la surabondance d’images peut jouer un rôle néfaste. Nous avons besoin d’une nouvelle pédagogie qui permette aux nouvelles technologies de jouer réellement leur rôle. Elles doivent permettre à chacun de reprendre possession de son rapport aux œuvres et de sortir de l’illusion d’un présent sans fin où s’empilent en vrac des millénaires d’expérience humaine.

Les nouvelles technologies de la vision et de la communication, les nouvelles formes de vidéo et d’interactivité sur Internet permettent des possibilités de création totalement nouvelles avec des effets virtuels et immersifs de grand impact. Face à ces nouveaux scénarios, comment la création contemporaine va-t-elle se positionner ? Quel sera le rôle des artistes qui, d’une part, doivent tenir compte de la production envahissante d’images et, d’autre part, du défi des nouvelles possibilités technologiques ?

Les artistes contemporains sont en effet confrontés à un défi. Jusqu’à présent, ils pouvaient passer pour des créateurs qui apportaient des réponses aux questions posées par l’histoire. Aujourd’hui, face à la masse d’images qui envahit notre horizon, ils tentent plutôt de trouver les moyens d’interroger notre présent. D’où le fait qu’ils dérangent parfois le public, augmentant sa perplexité lorsque, par exemple, ils proposent une perception « déplacée » de la réalité.

Avec votre carrière académique qui l’a conduite à la direction de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et avec les importants essais d’ethnologie et d’anthropologie qu’elle a publiés, on ne s’attendait pas à la trouver dans la peau inhabituelle de l’hérétique, faisant dire au pape, dans son récent essai « Les trois mots qui ont changé le monde », que « Dieu n’existe pas ».

Il s’agissait avant tout d’une fable tentant d’imaginer la réaction des médias face à une telle situation. Mais c’est aussi une façon de prendre l’actualité sous une autre forme, hypothétique : imaginons ce qui se passerait si… Si, par exemple, sous l’influence d’une substance inconnue, plus personne ne croyait en Dieu. Mon hypothèse est qu’une grande partie des conflits actuels disparaîtraient et qu’une certaine gaieté ferait son apparition.

En novembre dernier, vous avez reçu le sceau de la ville des mains du maire de Milan, Giuseppe Sala, et avez prononcé un discours sur le bonheur comme forme de résistance et de partage. Un message positif malgré tout ?

J’ai en effet évoqué le thème des moments de bonheur qui me semblent résister aux malheurs et aux folies du temps. C’est le « bonheur malgré tout ». Là, j’ai parlé au pluriel. Le pluriel, en l’occurrence, est plus modeste que le singulier. Le bonheur est un idéal difficile à définir. Les moments de bonheur sont plus faciles à comprendre et ont des traits communs : ils ont toujours un rapport à l’autre, un rapport à la création, et ils ont tous un aspect tangible lié au corps. Il appartient alors à chacun de définir les siens : fredonner une chanson, admirer un nouveau paysage ou un nouveau visage, les trouver. Une fois identifiées, elles ne se perdent pas et résistent à tout, fragiles et tenaces. »

 

 

 

 

 


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