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Dans le tumulte de la vie sociale. N°660

Écrit par sur 3 décembre 2014

La toute récente mise en cessation de paiement de l’entreprise de fabrication de chaussures Noël de Vitré (spécialisée dans la production de chaussures de sport), voire si le tribunal le juge ainsi, par sa liquidation judiciaire, reçoit chez moi un écho inattendu.

282 salariés seraient alors menacés de licenciement (aujourd’hui 219 salariés à Vitré et 63 dans les Pyrénées, pour une entreprise qui employa jusqu’à 1 000 personnes à Vitré et les alentours. Et ça fait belle lurette que le concept « d’externalité » -en Tunisie (900 travailleurs)- a été mis en place.

Mais je ne me pose ni en commentateur, ni en chroniqueur économique. Mon commentaire de ce jour ne portera pas sur la confrontation inévitable des rapports de forces entre possédants et ouvriers qui eurent lieu par exemple à Fougères, pour contrôler les méfaits de la logique du profit -nul oubli de la division de la société en classe.

Ni même ne portera sur la logique du capitalisme qui est de pousser à la recherche de la plus grande « valeur » -le moteur, pour les actionnaires et les entrepreneurs, au détriment des salariés et des consommateurs (et de la société) : produire les mêmes chaussures mais avec un coût de revient au moins 3 fois inférieur à ce qu’il devrait être, voire peanuts (« cacahuètes ») en termes de coût mo.

Alors cette chronique de qui, de quoi, est-elle le nom ? Bien plutôt, de cela : la cessation dans ces villes de Fougères et Vitré de cette activité humaine reçoit chez moi un écho inattendu profond. D’où une sorte de nécessité à en parler. Comme quelque chose de concret qui s’impose et qui résiste, insiste.

A dimension rétrospective. Les âges de la vie défilent à rythme accéléré. Les lecteurs qui sont fidèles à cette chronique ont pu lire depuis fort longtemps déjà mes liens familiaux avec les métiers du cuir, et de la fabrication des chaussures en particulier.

Ainsi au profond de moi-même, je revois ainsi mon grand-père me dire qu’avant l’achat d’une voiture (4cv) par son fils, il allait acheter le cuir chez un tanneur grossiste en cuirs et peaux à Fougères (distante de 50 kms, avec aller-retour dans la journée) à bicyclette puis à motobécane à large porte-bagage avant, pour transporter les longs rouleaux de peau entière ou de demi-peaux de vache.

Je le revois encore commencer à m’apprendre comment apprécier la qualité d’un cuir, à savoir la vigilance par rapport à ses imperfections éventuelles. Il étirait le morceau de peau pour distinguer sur le dessus la souplesse, la régularité, l’uniformité de la couleur, l’absence de traces de parasites (taches ou sillons), ou les marques d’accrocs occasionnés par les installations nouvelles dans les champs de fils barbelés qui happaient et éraflaient les vaches. Et sur le dessous les coutelures (traces de couteau effectuées lors du déshabillage de la bête) et traces de parasites. Puis il examinait le centre de la peau (la meilleure partie) et la tranche du cuir pour en évaluer l’imprégnation des tanins. Et après l’avoir étiré son retour à sa forme initiale. Autant d’imperfections courantes sur les cuirs pleine fleur ou les cuirs de vachette, à détecter avant achat.

Et il me revient chaque étape de fabrication dans l’atelier-boutique d’artisan indépendant, un espace doux et lumineux où régnait une atmosphère inoubliable de travail à la main à fabriquer des paires de chaussure sur mesure, de A à Z : patron (dessins à l’échelle pour les découpes), coupe-piquage (découpage et assemblage des pièces), l’ouvrage du pied (préparation du semellage), montage-finition (finitions, la couleur et le cirage).

L’enregistrement du temps en soi est étonnant. La simple évocation de cette actualité sinistre et de cette quasi-certitude de disparition définitive stimule la vivacité de ma mémoire. Car s’accélèrent les images, odeurs et sensations. En laissant faire le temps voici donc cette tentation narcissique de se raconter.

Pouvoir se revoir jouer tout gosse au milieu des blouses, des marteaux, pointes et oeillets, aux côtés des rouleaux de cuir, des piles de cahiers avec les gabarits de chaque empreinte (de pied), et des formes en bois sculptées sur mesure à la forme de chaque pied, du cirage au lacet graissé, du bouton de bottines et patin de cuir, aux bobines de fil et poil de sanglier. Je m’y sens encore comme imprégné par contact. Au milieu d’eux. D’ailleurs dans le métier n’y parle-t-on pas de peau ? Et d’une peau à l’autre, ce métier familial m’est resté un peu dans la peau. Bien que mon père m’ait défendu de m’y intéresser, une prémonition dont il faisait état pour m’arracher à un destin sans avenir.

Voilà finalement de qui et de quoi cette chronique est le nom: dans le tumulte de la vie sociale, la relation avec soi-même.

D.D


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