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Hommage à Bernard Stiegler. N°1109

Écrit par sur 9 août 2023

Ils savent qu’ils sont en train de détruire le monde, qu’il deviendra bientôt inhabitable. Ces gens essaient de donner la possibilité d’échapper à ce qu’ils sont en train de créer, tout en se livrant à un acte de storytelling pour cacher cette fuite, en la présentant comme un merveilleux progrès – tout cela pour pouvoir imposer une stratégie de marketing global qui leur permettra de mettre la main sur les marchés, par exemple, de la médecine, de l’éducation, de la sécurité, de l’urbanisme. Ces gens sont des ultra-libertaires parfaitement irrationnels. »

Bernard Stiegler, philosophe – entretien à Purple Magazine.

Parce que le philosophe Bernard Stiegler, l’un des penseurs majeurs de la technique, du numérique et de ses conséquences sociales, nous manque cruellement trois ans après sa disparition – lire ici-, la Chronique de ce jour tient à lui rendre hommage avec l’entretien qui suit, livré tel quel. Il l’accorda à Purple Magazine – The Cosmos Issue #32 F/W 2019, quelques mois avant sa mort le 4 août 2020. Par cet entretien, reprenons le fil de sa pensée qui reste intacte.

Pour preuve, l’entretien exclusif de 30 minutes le 16 juin dernier, d’Elon Musk avec AnneSophie Lapix dans le journal télévisé proposé par la rédaction de France 2 (édition de 20h), après avoir été reçu en grande pompe à l’Elysée. Dans lequel Musk a confirmé qu’il s’agit pour lui de s’émanciper de la planète Terre. Et dans lequel il a imposé sa « stratégie de marketing global »: l’ intelligence artificielle, SpaceX, Tesla et Twitter.

Des propos de storytelling sans qu’ils soient soumis au moindre avis fondamentalement contradictoire. Cela sur une chaîne publique qui semblait ce jour-là n’être motivée ni par le souci documentaire ni par la rigueur journalistique.

C’est pourtant ce que Bernard Stiegler prédisait qui se confirme jour après jour. A ce dit « merveilleux progrès » façon Musk, il y répondait avant l’heure en décrivant ce moment : « Ils savent qu’ils sont en train de détruire le monde, qu’il deviendra bientôt inhabitable. Ces gens essaient de donner la possibilité d’échapper à ce qu’ils sont en train de créer, tout en se livrant à un acte de storytelling pour cacher cette fuite, en la présentant comme un merveilleux progrès – tout cela pour pouvoir imposer une stratégie de marketing global qui leur permettra de mettre la main sur les marchés, par exemple, de la médecine, de l’éducation, de la sécurité, de l’urbanisme. Ces gens sont des ultra-libertaires parfaitement irrationnels. »

Penseur hors norme, « au coeur du réacteur nucléaire de la pensée libre et égale » (A.Jugnon), activiste dans les grandes largeurs, de André Leroi-Gourhan, l’inventeur de la technologie à la militante écologiste suédoise Greta Thunberg, Stiegler a axé sa réflexion sur l’emprise des technologies numériques sur nos vies et la société. Sa crainte était la « synchronisation des consciences ». Trois années depuis sa mort, tout semble lui donner raison: une standardisation massive et le contrôle total des populations par des programmes informatiques et autres logiciels d’analyse vidéo –  « J’appelle cela « l’humanisation par l’automatisation », ou comment l’intelligence artificielle nous permet de gagner du temps pour l’investir dans ce qui fait de nous des humains. »(Souheil Hanoune, directeur technique de la start-up XXII « plateforme logicielle permettant d’analyser en temps réel les flux vidéos des caméras déjà installées dans les villes et les sites privés »- in Le Monde diplo– février 2023). Ajoutons à ça la mine de données inexploitées ! Gageons aussi que les Jeux olympiques de 2024 à Paris recevront la 1ère médaille d’or de l’expérimentation à grande échelle de la vidéosurveillance algorithmique !

L’accélération de l’innovation court-circuite tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation»

Bernard Stiegler, philosophe

Radio Univers a plus que deux fois vingt ans, et sa Chronique d’ici-même, la moitié. C’est dire qu’elle vient de l’ancien monde, celui d’avant les écrans interactifs, internet, Google, Facebook ou le big data. Ceci-dit, aucun doute sur qui est qui: elle n’est ni technophobe ni décliniste. Comment pourrait-elle bien l’être ? Puisque la radiodiffusion c’est d’abord de la technologie, puis elle est dotée de téléphone portable, utilise le Web depuis vingt ans (textes, streaming et podcasts), a un profil Facebook (a minima). D’où, pour elle, l’importance d’être en éveil, sur ses gardes et à l’écoute de bons conseils. Comme d’en discuter de proche en proche pour éclairer sa propre lanterne. Simple. C’était ainsi un bonheur d’écouter – dans ses multiples entretiens vidéo sur internet-, l’ardeur de Stiegler – voir Lieux-dits.euà partager son savoir et sa pensée bâtie sur ce concept : chaque expérience que l’homme a, en fait, est en quelque sorte façonnée par les outils techniques et technologiques qui étendent les capacités humaines. Revenons alors à lui dont l’oeil filtrait le monde.

Avec cet entretien à la présentation ainsi formulée : « Comment la philosophie peut-elle aborder les limites de la croissance, l’apocalypse écologique, la numérisation et le déclin culturel ? La fin du monde est en vue. Nous sommes à un point de rupture où la science, la technologie et la connaissance doivent s’unir et créer de nouveaux modèles sociaux. »

« Pour Bernard Stiegler en mémoire et en vie » (A.Jugnon « Aimer Stiegler »).

D.D

JOHN JEFFERSON SELVE – Que voulez-vous dire ? En opposition au global ?
BERNARD STIEGLER – La question fondamentale est celle de la singularité et de son avenir, qu’il s’agisse de la biodiversité ou de ce que, dans les groupes avec lesquels je travaille, nous appelons la néo-diversité. Ce que vous appelez le global, c’est ce qui a liquidé le monde. C’est pourquoi il est inapproprié de traduire « globalization », en anglais, par mondialisation en français. « La mondialisation a généré l’immonde. Elle a détruit le monde que les Grecs appelaient le kosmos.

JOHN JEFFERSON SELVE – Peut-on relier le local à la cosmologie ?
BERNARD STIEGLER – Une cosmologie établit des échelles et consacre des lieux. Jusqu’au XVIe siècle, la cosmologie occidentale était aristotélicienne. Aristote postule que la physis [la nature] est constituée par un ordonnancement de lieux, les topoi. Ces lieux désignent les différences entre les régimes d’individuation, entre l’ordinaire (chez Aristote, le sublunaire) et l’extraordinaire (le céleste divin), tandis que dans les mondes chamaniques, les esprits constituent des lieux (esprits du lieu), et que dans les monothéismes, les cieux distinguent le transcendant de l’immanent (en continuité avec l’ontologie d’Aristote). Pour Aristote, en effet, ce qui est sous la lune est soumis à la contingence, « lieu de la corruption », tandis que « la sphère fixe » (les étoiles) incarne le nécessaire, objet de contemplation (theorein, verbe qui est aussi la racine de theos, de la théorie et du théâtre). La « sphère fixe » est le lieu des êtres mathématiques. Pour les Grecs comme pour les Egyptiens, les mathématiques sont nées de l’observation du ciel consignée sur le registre des éphémérides. Telle est la cosmologie gréco-occidentale. Mais il y a des cosmologies dans toutes les sociétés : les Esquimaux, les Indiens d’Amérique et les Africains ont leur propre cosmologie, tout comme les Chinois et les Indiens.

JOHN JEFFERSON SELVE – Où se situe la cosmogonie occidentale par rapport à l’idée de localité ?
BERNARD STIEGLER – La science moderne – et, avec elle, la société (industrielle) modernisée – a posé le principe que, du point de vue de la vérité, elle-même conçue sur le modèle de la physique mathématique, il n’y a pas de lieux : le lieu n’est qu’une contingence locale sans valeur intrinsèque. C’est-à-dire que tout partout est équivalent et « universel » dans ce sens certes très appauvri du terme (ce qui n’est pas du tout ce qu’Aristote entendait par là, par exemple). C’est la théorie newtonienne. Cette universalité physique de l’industrie émergente se traduit par l’universalisation des modes de production,

Elle détruirait aussi une grande partie de la diversité des cultures et des modes de vie et de production. Elle engendrerait ce que Karl Marx allait appeler la prolétarisation. Or, en 1971, un mathématicien roumain, Nicholas Georgescu-Roegen – qui travaillait à l’époque sur l’économétrie avec Joseph Schumpeter – a posé que le modèle de la « destruction créatrice » et, plus généralement, le modèle du capitalisme de consommation étaient faux. Ces modèles reposaient sur une vision newtonienne de la physique, alors que la physique n’est plus newtonienne depuis le XIXe siècle : elle a été transformée par la thermodynamique, c’est-à-dire par la théorie de l’entropie. Au XIXe siècle, à partir des travaux de l’ingénieur et physicien français Nicolas Léonard Sadi Carnot, puis de William Thomson, Rudolf Clausius et Ludwig Boltzmann, la théorie thermodynamique postule que l’univers n’est pas infini et qu’il se dirige vers sa propre « mort thermique ». La mort thermique de l’univers est engendrée par la dissipation universelle et irréversible de l’énergie. La matière est elle-même de l’énergie qui se dissipe, ce qui signifie qu’elle est vouée à devenir chaotique. Or, aujourd’hui, l’économie, la comptabilité des entreprises, les Etats suivent le modèle newtonien qui ne prend pas en compte l’entropie, et c’est extrêmement grave. C’est pourquoi le monde est en train de se détruire. Le dernier rapport des experts des Nations unies sur l’état du monde est dévastateur.

JOHN JEFFERSON SELVE – Pouvez-vous nous parler de votre idée de néguentropie, en opposition à l’entropie du monde ?
BERNARD STIEGLER – Ce n’est pas mon idée, c’est celle d’Erwin Schrödinger, formulée en 1944, après que l’observation astrophysique eut confirmé l’hypothèse du refroidissement thermique en mettant en évidence l’expansion de l’univers. En 1929, Edwin Hubble démontre que l’univers est un processus dissipatif et non un état stable, ce qui conduit à ce que l’on appelle en anglais « cooling ». En 1944, Schrödinger montre que les êtres vivants sur Terre échappent cependant à la loi de l’entropie, mais seulement temporairement et localement. Temporairement, car ils finissent toujours par y céder : ils meurent, et la mort, c’est l’entropie qui emporte la vie. Les êtres vivants produisent temporairement et spatialement de l’entropie négative, ou néguentropie, qui est toujours locale et se concrétise dans une niche qui fait elle-même partie d’un biotope.

JOHN JEFFERSON SELVE – Vous dites que le monde, le monde, devient immonde ? Pollution mise à part, comment cela se manifeste-t-il ?
BERNARD STIEGLER – Il faut être clair : nous sommes dans une situation très préoccupante. Partout, la situation est mauvaise – 95 % des scientifiques du monde entier affirment que la situation est absolument catastrophique, voire totalement désespérée. De nombreuses personnes dans le monde vivent dans un état de grande détresse psychologique, émotionnelle et esthétique, même dans les pays dits riches. Richard Durn a été un précurseur, si je puis dire. Il a tué huit personnes et en a blessé 19 un jour de mars 2002 lors d’une réunion du conseil municipal de Nanterre, en banlieue parisienne, à l’aide de pistolets semi-automatiques, puis il s’est suicidé. À l’époque, il avait fait part de son désespoir existentiel dans un journal intime, dans lequel il disait avoir perdu la sensation d’exister. Voilà ce qu’est une situation immonde : c’est quand on a le sentiment de ne plus pouvoir exister. Si vous ne vous reconnaissez pas comme existant, alors vous ne reconnaissez pas ce qui vous entoure. C’est l’immonde, pour vous et moi. Et cela peut vous rendre fou, malheureux, suicidaire ou criminel. Les électeurs de Donald Trump souffrent de ce sentiment. En Chine, 15 % de la population serait dépressive. C’est pire, bien pire, au Japon.

JOHN JEFFERSON SELVE – Pourquoi détruisons-nous notre localité ?
BERNARD STIEGLER – Dans la mesure où elle repose sur des économies d’échelle, l’économie industrielle s’efforce d’effacer purement et simplement le local et de réaliser radicalement un marché mondial parfaitement libre et calculatoire dans lequel tout ce qui reste incalculable ou résiste à la calculabilité globale doit être éliminé. Il en résulte que les localités sous toutes leurs formes sont court-circuitées, des niches de biodiversité aux singularités psychiques, en passant par les caractéristiques existentielles engendrées par les contraintes de la géographie, du climat, etc. Cela va de pair, par exemple, avec la possibilité pour les parents d’élever leurs enfants de manière singulière : aujourd’hui, la parentalité est massivement court-circuitée par les smartphones. Je travaille actuellement à la création d’une clinique dans la banlieue nord de Paris pour accueillir des enfants et des familles dont les appareils psychiques ont été totalement détruits par les smartphones – des petits qui, après deux ou trois ans d’un tel régime, sont déclarés autistes. La négation de la localité peut signifier vouloir manger des tomates et des haricots verts à Paris au mois de janvier, tout autant que la soumission des droits locaux, régionaux, nationaux ou continentaux à un modèle qui, pour cette raison même, est devenu entropique – et anthropique. L’anthropie est le terme qui désigne la combinaison des formes d’entropie thermodynamique, biologique et informationnelle, combinaison qui accélère drastiquement le développement toxique de l’ère de l’Anthropocène, alors que les technologies de l’information ont installé ce que l’on appelle la disruption.

JOHN JEFFERSON SELVE – Vous dites que cette situation désastreuse est également liée à l’érosion des connaissances.
BERNARD STIEGLER – C’est le résultat d’un processus décrit par Adam Smith et plus tard Karl Marx. En 1776, analysant la division industrielle du travail, Smith décrivait une perte de connaissances. Marx et Engels ont ensuite affirmé, en 1848, que le savoir-faire des travailleurs était remplacé par l’automatisme des machines, et que cette réalité allait toucher les techniciens, puis les ingénieurs, et enfin toutes les sphères de la société. C’est ce que nous vivons aujourd’hui. Avec l’automatisation et l’intelligence artificielle, les architectes, les médecins, les avocats, la police – tout le monde – sont prolétarisés par les progrès de l’automatisation. C’est pourquoi Alan Greenspan, alors président de la Réserve fédérale des États-Unis, lorsqu’il a été mis en cause pour son rôle dans la crise des subprimes, s’est défendu en déclarant devant la commission de la Chambre des représentants à Washington, le 23 octobre 2008, qu’il avait perdu ses connaissances économiques et que plus personne ne savait comment le système fonctionnait.

JOHN JEFFERSON SELVE – Donc, en gros, il est devenu fou ?
BERNARD STIEGLER – C’est extrêmement grave parce que cela engendre des phénomènes chaotiques. Il y a un risque que la crise financière de 2008 se répète, mais en pire. C’est un problème d’entropie de l’information, comme le krach de 1987 – Catherine Distler a montré que le trading automatique créait déjà des problèmes de l’entropie autoréférentielle dans les systèmes d’information financière. Mais c’est tout aussi vrai pour les réseaux de médias sociaux. John Pfaltz, de l’université de Virginie, a démontré que ces derniers sont voués à l’autodestruction en raison de l’entropie informationnelle. La société industrielle du 19e siècle a entraîné la prolétarisation des travailleurs manuels. La société du 20ème siècle a vu la prolétarisation des consommateurs, qui ont perdu le sens de la vie, ne sachant plus comment se nourrir ou s’habiller, ne sachant pas (et ne pouvant pas) élever leurs enfants – ne sachant plus rien. Au XXIe siècle, les médecins, les avocats, les architectes et les penseurs en général sont pro-létarisés. C’est très inquiétant, d’autant plus que cette entropie enfermante entraîne une croissance de la pulsion de mort.

JOHN JEFFERSON SELVE – Et cette pulsion de mort peut-elle aller jusqu’à la volonté de s’éloigner de la Terre ? Je pense au programme SpaceX d’Elon Musk, par exemple.
BERNARD STIEGLER – On nous dit qu’il est plutôt dépressif, cet Elon Musk. Il y a quelque chose de fragile chez lui, et c’est peut-être ce qui fait de lui un authentique génie, doté d’une lucidité extrême qui le pousse au désespoir. Il me semble qu’il essaie de transformer son désespoir en un espoir totalement illusoire : il s’agit pour lui de s’émanciper de la planète Terre. Or, ce « rêve » d’émancipation (qui pour moi est plutôt un cauchemar de renoncement à toutes les choses qui font que la vie vaut la peine d’être vécue) est une pure illusion. Une fusée ne peut pas s’échapper de ce qu’à Cap Canaveral et à Kourou on appelle le « segment sol » – c’est-à-dire la Terre. Pour que ces systèmes projetés dans l’espace interplanétaire fonctionnent, ils ont toujours besoin d’une base terrestre. C’est pourquoi cette idéologie de la lumière, souvent associée au transhumanisme, est un pur fantasme. Je crois que c’est Peter Thiel qui a été le premier à parler de vol. À l’époque, ce n’était pas l’espace, mais une île dans le Pacifique, à 13,7 miles des côtes de San Francisco, juste en dehors des eaux territoriales, ce qui lui permettait d’échapper à la fois aux lois et aux impôts américains, tout en bénéficiant, si nécessaire, des hôpitaux et, bien sûr, de la « matière grise » formée à Berkeley et à Stanford. Tous ces gens qui prétendent incarner le futur essaient en fait de s’enfuir. Musk est plus sympathique parce qu’en fin de compte, cela l’a rendu fou, ou du moins si l’on en croit les nouvelles, qui peuvent ou non être fausses – on ne peut pas le dire.

JOHN JEFFERSON SELVE – Pourquoi essaient-ils de s’échapper ?
BERNARD STIEGLER – Ils savent qu’ils sont en train de détruire le monde, qu’il deviendra bientôt inhabitable. Ces gens essaient de donner la possibilité d’échapper à ce qu’ils sont en train de créer, tout en se livrant à un acte de storytelling pour cacher cette fuite, en la présentant comme un merveilleux progrès – tout cela pour pouvoir imposer une stratégie de marketing global qui leur permettra de mettre la main sur les marchés, par exemple, de la médecine, de l’éducation, de la sécurité, de l’urbanisme. Ces gens sont des ultra-libertaires parfaitement irrationnels.

JOHN JEFFERSON SELVE – Que pouvons-nous faire ? Nous nous sentons totalement impuissants.
BERNARD STIEGLER – Je ne donne pas beaucoup d’interviews, et si j’ai voulu vous parler, c’est pour une raison précise. Je suis en train de lancer une initiative avec des scientifiques, des juristes, des économistes, des mathématiciens, des ingénieurs, des artistes, des philosophes, des politologues, des citoyens pour formuler une réponse très précise au discours prononcé il y a un peu moins d’un an par le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, après le dernier rapport du GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], encore plus catastrophique que celui de 2014. Car si vous regardez l’appel lancé le 13 novembre 2017 et signé par 15 384 chercheurs dans 184 pays, si vous regardez le dernier rapport du GIEC, si vous écoutez le discours de Guterres à l’ONU en septembre 2018, puis celui de janvier 2019 au forum de Davos, vous verrez que tous ces discours disent la même chose : il faut changer d’économie. Il n’y a pas d’autre solution. Nous avons décidé de répondre à cet appel en proposant de repenser l’économie en utilisant les ressources de la science et en proposant une méthode d’expérimentation territoriale à très grande échelle, dans le but d’identifier les conditions d’une bifurcation positive de la transition, et en pratiquant ce que nous appelons la recherche contributive.

JOHN JEFFERSON SELVE – Une action concrète est-elle possible ?
BERNARD STIEGLER – Cette proposition faite au niveau international s’inspire des expériences en cours dans la banlieue nord de Paris, que j’ai évoquées tout à l’heure, avec le soutien d’entreprises comme Dassault Systèmes, Orange, la Société Générale, la Caisse des Dépôts et Consignations, Danone, la Fondation de France, la fondation AFNIC et, tout récemment, Sodexo. Nous essayons de développer de nouveaux modèles économiques et industriels qui restent dans l’économie capitaliste, mais qui sont basés sur la valorisation systémique de la néguentropie et la lutte contre l’entropie. La néguentropie résulte de la mise en œuvre de nouvelles connaissances, qui doivent être systématiquement valorisées (par des processus de distribution ad hoc et une nouvelle définition du travail et du monde du travail), tandis que la lutte contre l’entropie doit conduire à sa pénalisation systémique.

JOHN JEFFERSON SELVE – Mais ces grands groupes, qui par définition sont mus par le profit, ne jouent-ils pas un double jeu cynique ?
BERNARD STIEGLER – Ces entreprises sont dirigées par des gens lucides et bien informés qui, comme vous et moi, veulent que le monde continue après eux, avec leurs enfants et leurs petits-enfants. En ce sens, ils sont, comme nous tous, de plus en plus inquiets. Les grandes entreprises, qu’elles soient cotées en bourse ou non, sont dirigées par des personnes rationnelles, sinon cela ne fonctionnerait pas. Dans une entreprise, il y a les producteurs, les managers, les actionnaires, trois entités très différentes qui doivent pouvoir travailler ensemble. C’est toujours compliqué. Il est très fréquent que les actionnaires veuillent des choses que le gestionnaire trouve irresponsables. Dans l’état actuel des choses, nous devons convaincre les actionnaires que si l’ensemble de l’économie s’effondre, ils tomberont avec elle.

JOHN JEFFERSON SELVE – Les GAFA [Google, Apple, Facebook et Amazon] ne montrent pas beaucoup de signes de cette prise de conscience, n’est-ce pas ? BERNARD STIEGLER – Ils sont pris dans une sorte de folie extra-rationnelle. Ils vivent avec un sentiment de toute-puissance, ce qui est un signe typique de folie, même si les attaques contre Facebook suggèrent qu’ils sont peut-être en train d’entrer en contact avec un peu de réalité. Les ultra-libertaires sont convaincus qu’ils peuvent dépasser toutes les limites, ce qui est bien sûr absolument impossible, surtout en ce qui concerne l’entropie – qui est la limite des limites, pour ainsi dire. Pourtant, je connais des acteurs de la Silicon Valley qui ont cessé de parler en ces termes. En fait, la majorité des gens qui sont vraiment lucides sur ces questions se trouvent aux États-Unis. Mais il va falloir que l’ensemble de la planète se réveille, et en particulier l’Europe et la France.

JOHN JEFFERSON SELVE – D’où vient, selon vous, le danger le plus récent ?
BERNARD STIEGLER – Il y a cinq ans, dans un colloque intitulé « L’Automatisation Totale et Généralisée », que j’ai organisé au Centre Pompidou avec mon institut de recherche et nos partenaires, nous avons décrit l’assimilation de tous nos automatismes instinctifs, sociaux et économiques par des algorithmes qui anticipent et manipulent tous les comportements humains. C’est ce que font les plateformes de médias sociaux, et Facebook en particulier. Elles utilisent des algorithmes, c’est-à-dire des automatismes qui intègrent, tracent et manipulent nos automatismes. Quant à la production industrielle, elle est elle-même de plus en plus automatisée. Aujourd’hui, l’agriculture est elle aussi automatisée. Nous avons désormais des tracteurs sans chauffeur suivis par des satellites. Ils effectuent même des analyses automatiques de la terre et du dosage des intrants. Il y a la location via Airbnb, qui automatise la gestion des biens immobiliers. Il y a la création de la voiture autonome. Et cela va jusqu’au robot « mère », qui propose de garder les enfants à la place de la mère, et qui vient d’être mis sur le marché en France, etc. Ajoutez à cette automatisation la robotisation humanoïde que l’on retrouve dans les entreprises, et notamment en Chine – où, par exemple, Foxconn à Shenzhen compte 1,5 million d’employés, mais a déjà licencié 200 000 travailleurs, qui seront remplacés par des robots. Ce n’est plus de la science-fiction, c’est le cœur de la réalité actuelle. Nous assistons à une destruction générale du travail. Et les études prospectives estiment que la baisse de l’emploi dans les 20 prochaines années sera de 10 % (selon un rapport de l’OCDE de 2018 – le pourcentage d’âge a été revu à la hausse à 14 % en 2019) à 50 % pour les scénarios les plus pessimistes du MIT [Massachusetts Institute of Technology] et d’Oxford. Cela signifie que le système n’est plus solvable : si les gens ne peuvent plus acheter, le marché ne peut plus fonctionner. La question que nous devons alors nous poser – et qui s’est posée aux États-Unis en 1933 lorsque Franklin D. Roosevelt a demandé à John Maynard Keynes d’élaborer une vision macroéconomique très nouvelle – est celle de la modification des critères et des catégories de valeur en économie. Il faut impérativement changer les champs et les fonctions de la redistribution des nouveaux gains de productivité pour assurer la solvabilité des marchés.

JOHN JEFFERSON SELVE – Et en quoi la néguentropie est-elle une solution, une dynamique de survie ?
BERNARD STIEGLER – La manière la plus rationnelle de redistribuer est d’inciter les bénéficiaires de la redistribution, par ce que nous appelons un revenu contributif, à acquérir des connaissances leur permettant de produire de la néguentropie et valorisent ainsi leur savoir par des emplois intermittents. La néguentropie, chez un être humain, est avant tout le fruit du savoir – savoir vivre, savoir faire et fabriquer, savoir concevoir et spiritualiser. Chacun peut contribuer à augmenter la néguentropie, et donc à diminuer l’entropie. Du jeune Zinédine Zidane, apprenant à dribbler comme aucun autre joueur de football et apportant ainsi au football quelque chose que personne d’autre n’était capable de produire dans ce monde, jusqu’à la mère qui élève son enfant en cultivant ce qu’il y a de meilleur dans la singularité de son enfant et en lui donnant l’amour dont il a besoin de manière singulière – tout cela, ainsi que la théorie de la relativité générale, c’est de la néguentropie. En Seine-Saint-Denis, à travers le programme Territoire Apprenant Contributif, qui met ces idées en pratique de manière très concrète, nous visons à créer 10 % d’emplois intermittents d’ici 20 ans. Nous ne disons pas que toute l’économie va devenir contributive, mais que la baisse de l’emploi doit être compensée par la reprise d’un travail contributif en dehors de l’entreprise, soutenu par le revenu contributif qui ne sera attribué, toutefois, que si la personne exerce régulièrement des emplois intermittents. Dans le modèle actuel des intermittents du spectacle en France, ils peuvent percevoir 70 % de leur dernier salaire, c’est-à-dire de leur dernier emploi intermittent, à condition d’avoir effectué au moins 507 heures d’intermittence sur 10 mois. Nous pensons que ce modèle doit être progressivement étendu à des secteurs où l’on peut réintroduire et valoriser la néguentropie. Nous travaillons sur de tels projets dans les domaines des soins, de l’alimentation, de la construction, du recyclage, de la remotorisation et de l’énergie. Par exemple, dans le bâtiment – un des secteurs qui consomme le plus d’énergie et émet le plus de dioxyde de carbone – nous travaillons à profiter de la robotisation à venir pour introduire le travail et la valorisation de l’argile, qui est très abondante en région parisienne et qui est aujourd’hui traitée comme un déchet. Pour cela, il faut être capable de la travailler. Il faut apprendre à utiliser intelligemment un certain type d’automatisation pour augmenter la néguentropie et réduire l’entropie. C’est tout à fait possible.

JOHN JEFFERSON SELVE – Vous travaillez dans tous les sens !
BERNARD STIEGLER – Pas toutes, mais dans celles qui me semblent pertinentes sur ce territoire – la néguentropie ne peut être produite que localement. Nous avons ainsi mis en place une clinique contributive pour les enfants qui ont des problèmes d’addiction aux smartphones. Les mères utilisent de plus en plus leur smartphone pour faire taire leur enfant… Et au bout de trois ans, ces enfants présentent des symptômes autistiques ou sont catalogués comme autistes et placés dans des parcours qui les mènent à l’échec social. Nous avons commencé cette démarche avec l’aide d’Emmanuel Faber, directeur de Danone, et grâce à sa Fondation des Bois. Nous travaillons également avec lui et Sodexo à partir de ce point de départ qu’est la clinique contributive pour redéfinir et concrétiser les conditions d’une agriculture et d’une alimentation urbaines de qualité.

JOHN JEFFERSON SELVE – Mais, pour citer Hegel, la pensée n’est-elle pas toujours en retard sur notre évolution technologique et sur l’intelligence artificielle qui va nous gouverner ?
BERNARD STIEGLER – Ce que font les algorithmes, quand ils vont quatre millions de fois plus vite que nous, ce n’est pas de la pensée, c’est du calcul. Et un système qui en vient à s’auto-calculer devient aussi auto-référentiel et entropique. Soyons un peu plus kantiens. Ce qui constitue la pensée, ce n’est pas seulement l’analyse et le calcul, c’est la synthèse capable de prendre une décision qu’aucun calcul ne prendra jamais.

Un bon médecin, par exemple, prend des décisions qui sont toujours singulières parce qu’un patient est toujours singulier. L’analyse traite des choses qui sont calculables ; la synthèse, de l’incalculable. En d’autres termes, l’entropie est calculable, la néguentropie est incalculable. Le premier à l’avoir démontré est le zoologiste et paléontologue Georges Cuvier : on a beau connaître l’histoire d’une espèce, on ne peut pas anticiper son avenir. Et, de ce point de vue, la pensée est plus rapide que les calculs des algorithmes (deux tiers de la vitesse de la lumière), c’est une bifurcation qui va infiniment plus vite parce qu’elle n’est pas calculable. Ce n’est pas une question de quantification mais de qualification.

JOHN JEFFERSON SELVE – Vous êtes optimiste ?
BERNARD STIEGLER – Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, ce sont des états d’âme. Si vous vous battez en première ligne, vous ne vous posez pas ce genre de questions. On y va, c’est tout. Nous devons maintenant faire ce qu’il faut pour nous sortir de ce pétrin le mieux possible. Il faut être rationnel. Cela dit, il faut du courage, et qu’est-ce qui va le renforcer ? La résolution. Se dire qu’il n’y a pas d’autre solution. Et, en même temps, c’est commencer à panser les plaies, c’est-à-dire penser en termes d’action, et agir pour guérir les plaies. C’est ce que je propose dans mon dernier livre Qu’Apelle-t- on Panser ? [. Les objectifs poursuivis en Seine-Saint-Denis sont également travaillés par un groupe international.] Les objectifs poursuivis en Seine-Saint-Denis sont également travaillés par un groupe international qui présentera le 10 janvier 2020 au Palais des Nations à Genève un mémorandum d’entente rédigé par un groupe de scientifiques, d’économistes, de juristes, d’artistes, de philosophes et de citoyens en réponse aux discours prononcés par António Guterres au siège de l’ONU puis à Davos au cours de l’année écoulée. Vous trouverez les idées générales et les derniers développements sur le site internation.world. Il propose pour le monde entier une méthode de transition basée sur la recherche des territoires d’apprentissage contributif à différentes échelles, du village à l’Etat, en proposant la constitution de ce que, à la suite de la fondation de la Société des Nations par le président Woodrow Wilson le 10 janvier 1920, l’anthropologue Marcel Mauss appelait une « internation ».

Ce qui a été dit et écrit ici-même autour de Bernard Stiegler. Et d’ Antonio Casilli. Ainsi qu’ autour du travail.


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