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Marie Cosnay, « Corps et âme. »

Écrit par sur 12 décembre 2019

parce que nous sommes très seuls contre ce que devient l’Europe.
parce que nous avons une responsabilité immense.
parce que c’est à chaque frontière de l’Europe que désespèrent et meurent par milliers les personnes qui cherchent à l’atteindre.

Marie Cosnay – sur sa page FB, le 12 décembre.

Voici ci-dessous la chronique titrée « Corps et âme. » de Marie Cosnay, parue sur son blog Mediapart, le 12 décembre. Elle mérite qu’elle soit montrée ici aussi.
La prenant comme un rappel à penser et dire l’hospitalité, ce à quoi elle nous invite tous, nous sommes ainsi heureux de la relayer.
Et nous la prenons en plus comme une invitation à retrouver sa voix.
A la fois dans l’entretien qu’elle nous a accordé en avril 2018 à l’occasion de sa tournée en Bretagne, et lors de sa lecture en tant qu’invitée à l’édition 2016 du festival des Polyphonies de la Maison de la poésie de Rennes.
Marie Cosnay vit à Bayonne dans le pays basque, elle est traductrice de textes antiques et écrivaine.

Entretien à écouter ici. Lecture, .

Nos réseaux d’hospitalité, alors que l’Europe accepte, ou plutôt encourage l’idée de la mort de masse à ses frontières, ont le devoir d’être irréprochables. Puissants, ils ne le sont pas, ne le seront pas, mais ils peuvent tenter de s’ouvrir à des questions sans solution, d’accepter ce qui complique la donne et sera peut-être vain, demain, en efficacité immédiate. Je sais qu’ils sont obsédés par l’efficacité et je sais à quel point cela les honore. Je sais qu’il est sans cesse besoin de peser à quoi nous devons nous mesurer et à quoi nous ferions mieux renoncer.

« Je ne prétends pas que nous sommes voués à l’échec si nous n’abordons pas la question du colonialisme d’un certain esprit néo-colonialiste) qui se glisse, parfois subrepticement, à l’intérieur même de nos réseaux d’hospitalité. Je ne sais pas. Pourtant, deux petites constations. La première : la mort de masse organisée (à force de polices dépêchées dans les pays du sud et tampons, d’accords avec des dictatures, d’argent versé aux pays de première arrivée, de règlement Dublin, d’empêchement aux déserts, de racisme excité au Maroc par exemple quand les compagnies de bus annoncent qu’elles ne transporteront plus de Noirs sans papiers, de routes déroutées, de plus en plus dangereuses, de création de désespoir et donc de risques fous), la mort de masse d’une catégorie de personnes est admise, elle nous sidère, elle nous empêche de penser et nous nous battons contre elle, cette folie meurtrière qui nous dépasse. Mais nous nous battons aussi, plus près de nous, contre d’autres folies, des folies de répétitions et de représentations, qui ne sont pas directement meurtrières, celles-là, ce sont des folies d’entre nous. Nous avons la capacité de les penser, de les passer à la conscience, si nous le souhaitons. Nous avons les outils pour le faire.

Une seconde constatation : il nous faut tenir bon. Nous sommes assez seuls à tenir bon sur ce coup-là et ce coup-là est incroyablement important pour la suite de nos résistances en Europe. S’il n’est pas sûr à cent pour cent, comme nous le disions, que le refus de nous poser les questions qui fâchent, qui nous fâchent nous-mêmes (ne nous auréolent pas de gloire en tout cas), nous tirerait vers l’échec, ce n’est peut-être pas la peine, non plus, de chercher à titiller l’échec en refusant de s’en poser aucune.

Certaines choses nous aident à tirer la sonnette d’alarme. Soit : ceux parmi les mineurs non accompagnés, ou isolés, adolescents venus seuls ou laissés seuls dans le pays d’Europe, qui après mille efforts des collectifs organisés dans toutes les villes, sont enfin, tant bien que mal, protégés, soit ceux parmi les protégés qui vont à l’école pour suivre une formation en espérant un titre de séjour à dix-huit ans. Ces quelques-uns suivent une formation dont le métier est dit « en tension », la plupart du temps en CAP, ce qui arrange l’employeur d’alternance qui les paie moins cher. Cuisine, éducateur-accompagnateur de personnes âges, métiers de BTP, nettoyage et surveillance. Prendre soin des loisirs, des personnes âgées ou malades, des maisons et des biens. Que la dernière génération d’immigrés fasse les boulots les plus difficiles ou qui semblent le plus ingrat (les soins à la personne !), rien de nouveau. En revanche, on s’obstine à rendre toujours plus compliqué l’accès à la régularisation des personnes qui embrassent ces formations et métiers-là. Une immigration refusée comme immigration de travail est pourtant une immigration de travail. « On a besoin de vous et on n’a pas besoin de vous », « si vous disparaissez on en trouvera d’autres que vous » ; le message en fait passer un autre : vous avez intérêt à vous tenir à carreau et à tout accepter. Cet exemple peut servir de rappel, de sonnette d’alarme, pour nos réseaux d’hospitalité.

Rappel : non, nous n’avons pas les mêmes droits, accueillants (habitants plus anciens) et accueilli.e.s (nouveaux habitants), non nous ne sommes pas à égalité, en ce qui concerne les métiers, le choix de vie, le mode de travail et les revendications. Nous voyons d’un bon oeil que les CIO affectent ces jeunes dans des formations qualifiantes, c’est ce pour quoi ils sont venus ; nous ne pouvons pourtant pas être inconscients du monde clivé dans lequel nous avons toujours vécu et continuons, même quand nos hospitalités ont du succès, à vivre.

Retour aux moments plus ou moins longs où quelqu’un est accueilli chez quelqu’un, par quelqu’un. On ne va pas revenir ici sur le sens d’hospes, la proximité avec hostis, le renversement, la réciprocité de l’hôte, tout ce qu’on voit bien qu’on tire d’autrefois, des anciens, de l’étymologie et de la mythologie, de ce qu’on croit être grec, européen, puis chrétien. Peut-être bien c’est grec, chrétien, etc. Ce qui m’intéresse davantage, plus que la Grèce du mythe ou la Chrétienté, c’est de voir que dès qu’il est question d’hospitalité, nous avons le souci de l’ancienneté, des origines (celles qu’on s’imagine ou veut se fabriquer), des dieux, ou pour le dire de façon plus consensuelle, de quelque chose qui nous dépasse. Gardons cette idée sous le coude. Quelque chose me dépasse quand j’accueille comme quand je suis accueilli.e (ce qui m’arrive, dans des situations moins dramatiques, aussi).

Gardons aussi l’hostilité entendue dans le mot, hostis, hospes, dans le mot grec aussi, xenos, étranger-ennemi, gardons aussi l’idée de la guerre, d’une guerre, une d’avant. Gardons de la guerre l’idée de la mort. Que de personnes nous accueillons dans nos réseaux hospitaliers qui reviennent de la mort, quelle qu’elle soit. Qui reviennent ou qui arrivent avec la mort en eux, avec un.e mort.e.

Quelque chose qui nous dépasse – sans qu’il soit question de noms de dieux. Et par ailleurs : l’idée de la mort. Passer la frontière quand la frontière a été un enjeu tel, passer la frontière la moins dangereuse (ou la moins empêchée) représente, pour ceux qui sont sur le passage et regardent avec bienveillance les hôtes passer – représente quoi ? Quelque chose d’un peu transgressif, puisque la loi condamne les passeurs de frontières. Nous sommes tous auréolés du danger vécu (en grand), porté par les passants. Le danger est communicatif : il nous atteint tous. Après le danger, l’enthousiasme (« ça passe ») est au rendez-vous. Dans l’enthousiasme, il y a des dieux, c’est le sens du mot, des dieux en nous, cette force plus grande que nous à l’intérieur de nous.

Bien sûr nous laissons très vite l’épique de côté, ou nous n’en avons pas conscience. Tant mieux. Il y a tant à faire, ouvrir des pistes, le CESEDA, les sites consacrés, des ruses, nos portes. Il s’agit d’emprunter sans se perdre des dédales administratifs de plus en plus contraignants, de ne pas se tromper d’acronymes. On est sérieux et concentrés.

Revenons un instant au moment du passage de la frontière la moins dangereuse que les personnes ont empruntée jusque-là. Flash-back. Un bénévole expliquait comment la franchir, petite montée d’adrénaline, ce qu’il faut pour ce soit intéressant. Le pont, et derrière le pont, la France. Si un policier t’arrête, il fera ci, et ça, pas plus que ci, pas plus que ça. Inch’Allah, répond le passant. Le bénévole, qui donne de lui-même et de son temps, répond du tac au tac qu’on veuille bien laisser Allah où il est, qui ne peut pas grand chose contre les bateaux qui sombrent, les passeurs qui profitent, les policiers qui obéissent aux ordres.

Plus tard, plus loin, attraper d’autres anecdotes semblables. L’hôte qui ne sait comment dire à son hôte de ne pas prier dans sa maison. La jeune femme qu’on cherchera à persuader d’ôter son voile, le cochon et le verre de rouge, toutes des choses qui ont l’air de prendre la religion, toutes les religions, pour cible, au nom d’un bon sens pragmatique (« laisse Allah où il est ») et du plaisir du vivant (la bonne chère, le vin, la beauté des femmes), on entendra aussi, chez d’autres hôtes, la crainte de voir la religion mettre dans la tête des garçons (des garçons exclusivement) des idées qu’on n’a plus, ici, plus du tout, depuis, depuis au moins … quelques années. Des idées sur l’homosexualité et la condition des femmes…

L’islam, donc. J’ai de la méfiance pour ce que tu portes, toi, étranger que je veux accueillir, moi qui m’inscris dans un réseau activiste d’hospitalité. J’ai de la méfiance pour ce que tu portes comme religion, sens du sacré, spiritualité, pour les valeurs rétrogrades qui pourraient aller avec. Que j’imagine qui vont avec. Pourtant, j’accueille, je désire accueillir. Alors ? Je me souviens, à la frontière, la frontière pas trop empêchée mais un peu – la peur, le danger, l’aura. Je me souviens : il y avait, qui venait à moi, ce qui n’était jamais venu, pas comme ça. Ce qui me dépasse, nous dépasse tous les deux. Si je me méfie autant qu’on s’en remette à Dieu, c’est peut-être que je suis séduit.e par le fait qu’il y ait des dieux là-dedans ? Voir mon enthousiasme, tout à l’heure. Je ne sais pas, ça vaudrait le coup de se poser la question, afin de ne pas plonger dans le discours le plus éculé, celui qui a cours aussi dans les médias et lieux les plus autorisés, celui qui cherche à fabriquer des boucs-émissaires. On la devine là, la responsabilité historique de nos réseaux d’hospitalité.

Je pourrais aussi, et au moins, ne rien penser de cela – pour l’instant du moins. Ou plutôt : ne pas penser à la place de l’autre. D’ailleurs, penser le moins possible. Oui, j’accueille des étrangers, dont les discours pourraient (mais je n’en sais rien, au fond, je n’ai pas eu le temps de la discussion ni n’ai reçu les codes de discussion) laisser entrevoir que nos luttes sociétales n’ont pas emprunté les mêmes chemins. Et oui, l’hôte est quelqu’un d’autre, il est peut-être même radicalement autre. La première chose : apprendre à savoir que moi, du moins il le semble, je la pense, sa radicale étrangeté. En tenir compte. En prendre conscience. Si on ne veut pas, ne peut pas supporter lesdits possibles discours rétrogrades, qu’on le décide tout de suite, se débarrassant du romantisme de l’exotisme. Si on pose « il est tout autre, c’est enthousiasmant » et « il est tout autre, méfiance », se demander alors ce que feront ensemble ces deux sentiments. On ne trouvera pas la réponse, mais la question sera posée, ce qui est immense. Dans tous les cas, ne pas se laisser surprendre pour ne pas surprendre l’autre. Pour fabriquer une société, une – et pas des fragments opposés de société dont les uns, après qu’ils auront été accueillis, seront rejetés, ou mal traités.

S’étonner qu’on s’en remettre à la volonté de Dieu ? Mais Dieu c’est alors un autre nom pour dire toi et moi ensemble, dans quelque chose qui a le même fond, la même matière, on serait dans la même enveloppe, un jour ou l’autre c’est pareil, ma chance ou la tienne le même combat, la vie que je tente sur ces routes parce que je suis déjà mort, ainsi la vie et la mort, ensemble, sont le nom de Dieu, c’est comme ça que je dis, c’est une façon de dire, c’est ma façon. La radicale étrangeté, si on la cherche on la trouve mais on peut aussi ne pas tenter de la débusquer partout – nous sommes couvert du même manteau, le manteau a une face chaude et une face d’été, nous sommes sous le même ciel.

Il y a dans l’effort que nous ferions à regarder de près ce que nous reproduisons sans savoir que nous le reproduisons dans nos réseaux d’hospitalité une urgence : il ne faudrait pas que nous rejetions justement les traits de ceux dont nous adorons, à la frontière, sur le passage, l’altérité. Et puis il y a, selon moi, autre chose, que j’ébauche ici, à peine, qui serait à suivre.

La foi de l’hôte gêne l’hôte. Oublions un instant les modes et les grimaces de la laïcité médiatisée. La foi de l’autre gêne. Il y a dans la foi un quelque chose d’irréductible qui gêne – ce truc qui ne vous regarde pas, d’accord ?

L’intime.

Presque le plus intime.

Et c’est une autre question qui s’ouvre, je crois. Des jeunes gens arrivent, des femmes plus âgées qu’eux, plutôt des femmes que des hommes, dans la plupart des villes de province, les accueillent, offrent ou essaient d’offrir, outre conseils juridiques et administratifs, un hébergement citoyen. Cela part du sentiment que l’on sait, et c’est toujours par défaut, et c’est parce que les institutions ne font pas le travail. La plupart du temps cela se passe très bien. C’est joyeux, on a parlé d’enthousiasme.

On parle ici, de groupes de personnes, garçons pour la plupart, jeunes hommes, qui ont choisi une mort possible (en mer) contre une mort sûre (en camp, en Libye, dans le désert, dans des pays étouffés ou en guerre). On parle de groupes de personnes, garçons, qui n’ont aucune porte de sortie (de moins en moins celle de la minorité, de moins en moins celle de l’asile, plus du tout celle du travail).

De nombreuses jeunes filles et femmes arrivent aussi, mais semblent (sauf exception et pour l’instant du moins, quand elles arrivent par le Mauritanie, les Canaries, le Maroc, l’Espagne) avoir une direction. Elles rencontrent moins, ou moins longtemps, les réseaux d’hospitalité, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont davantage aidées par l’institution, peut-être ont-elles des plans communautaires, ce qui ne leur garantit pas un mode de vie plus sain. Passons.

On parle donc ici de groupes de garçons qui ont, depuis très jeunes, vécu de dons et de contre-dons. De rétributions, de service contre service. Ils arrivent. Ils le disent tous, leur seule porte possible, c’est une affection. N’importe laquelle. Maternelle, amoureuse.« Moi je peux aller jusqu’à 50 ans », disait ce tout jeune homme, parlant d’une femme qu’il pourrait épouser. De l’autre côté, les projections sont nombreuses. On comprend bien. Les issues bloquées, on peut, d’un coup d’amour, craquer les serrures. « Je t’adopte », quelques jours après la rencontre. C’est fulgurant. Fin (fantasmée) des constructions, des élaborations longues et risquées. Parfois, le désir est aussi, et c’est normal, au rendez-vous, il est capable de tout, il suspend les générations, il confond même les sentiments, maternels ou amoureux. La littérature connait ça par coeur, il est révolutionnaire, mais il peut mettre le bazar. Il faudrait dire, ici, que c’est le moment où jamais de ne pas se raconter d’histoires. J’ai des papiers, une maison, le pouvoir de te dire oui ou non, de te donner à manger, de t’épouser, de mettre un terme par de l’affection, par le corps, par quelque chose qui ressemble à de la famille, par le sang, donc, aux difficultés et aux folies labyrinthiques administratives ou juridiques que tu vis, j’ai le pouvoir. Moi j’ai le pouvoir, toi tu as le besoin. C’est le moment de ne pas se raconter une autre histoire que celle qu’on vit. C’est le moment peut-être, comme tout à l’heure, de mettre en suspens tout ce qui pourrait exciter le malentendu. C’est le moment également d’être au clair avec ses projections : en effet, si les représentations (pas si anciennes) de l’homme noir, colonisé, sexuellement puissant, faisaient retour, ici, au plus mauvais des moments ? Qui sait ? On a vu des collectifs prônant l’hospitalité finir par exiler l’exilé, qu’ils considéraient abuseur et culturellement incapable de comprendre ce qu’était un abus.

Nos réseaux d’hospitalité, alors que l’Europe accepte et encourage même l’idée d’une mort de masse à ses frontières, ont le devoir d’être irréprochables. Être irréprochables, ce n’est pas devenir soudain sensible à la religion alors qu’on ne l’a jamais été ou ne l’est plus, ce n’est pas non plus avoir des désirs exclusivement à égalité de droits ; être irréprochable, c’est savoir ce qu’on fait, ce qu’on porte, ce qu’on risque et ce qu’on peut quand on est devant l’autre. Ce qu’on veut.

Peut-être c’est aussi de définir deux ou trois idées communes, dans le but de ne pas rater ce que nous construisons, ce que nous sommes seuls à construire en Europe, contre la mort de masse organisée. Ce que nous construisons sans aide : l’accueil de tous, le souhait de la plus grande égalité, de l’égalité radicale. Parmi ces quelques idées communes, la première pourrait être le strict respect de l’intimité des personnes accueillies. J’ai envie d’appeler ça prudence ; la prudence, une bien belle attitude, une vertu. »


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